Article inédit – Loris S. Musumeci
Je passe ma vie dans les bistrots. Depuis leur fermeture, mes habitudes ont changé, comme pour tant d’autres. Plus de petit café verre d’eau «avec un croissant aussi s’il vous plaît» – parce que je suis gourmand; plus d’après-midi entiers à écrire, à lire, à étudier à discuter à coups de thés menthe ou de binch; plus de soirées à laisser s’écouler l’heure de la fermeture à travers un verre de blanc. Pour autant, la vie a continué durant près de deux mois hors de ces lieux que j’aime.
Le bistrot s’est transféré à la maison. Dans sa version plus joyeuse et réelle avec des amis qui se sont arrêtés à ma table pour se ressourcer. Manger un morceau, boire un coup. Ils m’ont rendu à ma plus grande fierté restaurateur. Dans sa version plus morne et virtuelle avec lesdits «apéro-zoom». Boire seul devant une caméra en se donnant l’illusion d’être en compagnie. J’ai testé. Parfois sympatoche, l’expérience fut le plus souvent tristounette. Boire pour boire seul, autant le faire devant ses pensées, ses livres ou un bon film, plutôt que devant une caméra, qui casse la relation directe et spontanée à autrui.
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Et le 11 mai, les bistrots ont rouvert. Le 11 mai, l’évidence s’impose: on peut – j’ai pu! – vivre sans les bistrots. Comme on pourrait vivre en se passant de bien d’autres habitudes, comme acheter des fringues pour le simple plaisir d’en acheter, acheter des livres en sachant pertinemment qu’on ne les lira pas avant dix ou… trente ans, flâner dans des commerces en tout genre, en louchant sur des articles qu’on ne peut pas se permettre, et en rêvant par conséquent à des lendemains de richesse et de réussite. Les rêveries ne sont pas mauvaises, sauf quand elles deviennent aliénantes. On peut vivre aussi sans les voyages. Mais ce n’est pas parce qu’on peut se priver de tout ça qu’on vit forcément mieux. La vie sans les bistrots est possible, bénéfique pour le portefeuille, mais pas forcément meilleure.
Le bistrot, notre culture
Parce que le bistrot, du café à la brasserie, du resto’ au gastro’, c’est une culture. En l’occurrence la nôtre. Une culture sociale de la rencontre. Faire connaissance avec une nouvelle conquête, avec un employeur, un collègue ou un camarade permet de s’apprivoiser en terrain neutre. S’apprivoiser dans un lieu propice à la détente et au bien-être. Avec pour plateforme commune: la table. Cette même table que l’on retrouve dans un foyer pour réunir une famille, dans une salle de réunion pour collaborer, dans une école pour lire, écrire et apprendre, dans un culte pour célébrer un sacrifice. Le bistrot, c’est donc avant tout la table, même dans sa version plus haute et plus étroite qu’est le comptoir.
Et le bistrot, c’est encore ce qu’il y a sur la table. Du menu du jour à vingt balles – on en trouve encore, heureusement – à la tasse ou au verre, à pied mais sans marcher, mets et breuvages qui donnent du goût à la journée. Le café qui remue les papilles et qui redonne un petit coup de peps au cœur. Le thé qui réchauffe et apaise. Les sodas, qui rappellent les joies de l’enfance. La bière qui désaltère. Le vin qui enivre et qui inspire; qui donne la passion des saveurs; qui glisse sur la langue pour plonger dans le sang, et le rendre plus doux et parfumé.
Solitude et compagnie
Le bistrot, dans la solitude, c’est l’ouverture à la rencontre fortuite avec les «habitués» qui nous accueillent dans la famille par un «santé!» Le bistrot, dans la solitude, c’est du travail, comme écrire un article sur les bistrots. Invention avant l’heure de l’open space. Du loisir, face à cette espèce désormais menacée que l’on appelle journal, avec des articles qui ouvrent le regard sur le monde, avec des mots-croisés – si l’autre type n’a pas déjà griffonné toutes les cases – ouvrant le regard sur les mots qui font le monde. Du loisir, face à une brique désuète et friable sur trois côtés que l’on appelle livre. Ce même livre que vous vous trimballez de paysage en paysage, de gare en gare, de bistrot et bistrot. Le livre qu’au final je n’ai le temps de lire qu’au bistrot; les distractions à la maison sont toujours aussi nombreuses que stupides.
Le bistrot, en compagnie, c’est la nouvelle rencontre, les retrouvailles ou simplement le prolongement perpétuel d’une amitié. L’amitié, c’est du concret, dans les actes et dans les symboles. Les symboles, ça peut être un lieu. Un banc public, un parc ou un bistrot. Chacun son truc. Moi, vous l’avez compris, mon truc, c’est les bistrots. Alors les lieux où fleurissent l’amitié sont les bistrots. Des discussions à n’en plus finir, des rires, des projets, des découvertes, des confidences, de la complicité dans la drague d’une charmante serveuse ou d’un groupe de copines, plutôt mignonnes, même si cet aspect-là me réussit un peu moins. Ma foi, on fait ce qu’on peut.
Depuis le 11 mai dernier, en retrouvant les bistrots, nous avons retrouvé toutes ces richesses de la vie. Toutes ces richesses qui se concentrent en un savoir-vivre à l’occidentale. Même en un savoir-bien-vivre. A l’heure du mauvais goût, des faux bonheurs, des vraies fadeurs, la réouverture des bistrots entraîne un renouveau qui montre qu’il n’y a pas de prix à l’art de s’allumer une clope et de trinquer. Qu’il n’y a pas de prix à revivre une émotion, qui me donne les papillons au ventre: l’émotion bistrot.
Ecrire à l’auteur: loris.musumeci@leregardlibre.com
Crédit photo: Tables for Ladies, Edward Hopper, 1930 © Metropolitan Museum of Arts