En trois semaines, des activistes LGBTIQ+ ont empêché avec violence la tenue de deux conférences qui devaient avoir lieu à l’Université de Genève. Les orateurs, des intellectuels français nuancés sur la question du genre, ont été malmenés simplement parce que leurs opinions ne plaisaient pas aux militants en question. Le caractère excessif de ces événements récents, évidemment scandaleux, comporte du positif: au moins, plus personne ne pourra faire semblant de ne pas voir ce phénomène qui met en danger nos démocraties occidentales et qui ne se réduit pas à du militantisme.
Le 29 avril dernier, une rencontre avec les psychanalystes Caroline Eliacheff et Céline Masson était annoncée à l’Université de Genève autour de leur dernier ouvrage, La Fabrique de l’enfant-transgenre. Le propos portait sur la médicalisation précoce des enfants trans et de la réflexion sereine que nous pourrions avoir sur le sujet, comme s’y était d’ailleurs appliquée la journaliste romande Anna Lietti. Des agitateurs se réclamant du droit des personnes trans, des homosexuels et autres minorités (sous l’étiquette LGBTIQ+) ont réussi à faire annuler par les faits cette séance, jugeant le livre en question «transphobe».
«Ton bouquin c’est de la merde, on ne l’a pas lu»
Le mardi 17 mai, date de la Journée mondiale contre l’homophobie, la transphobie et la biphobie, rebelote: Eric Marty, professeur à l’Université de Paris, est invité par l’Université de Genève à présenter son essai Le sexe des Modernes: pensée du neutre et théorie du genre. Il y expose entre autres une histoire de la notion de genre, selon un point de vue américain (mettant en avant l’affirmation de soi, la transparence…) et un point de vue européen (mettant en avant le flou, la complexité…). A peine arrivé dans la salle, il est accueilli par des activistes LGBTIQ+, relate le journal Le Temps. Ceux-ci lui crachent dessus, lui versent de l’eau sur la tête, déchirent ses notes, ainsi que celles de l’organisatrice de la rencontre. «Ton bouquin c’est de la merde, on ne l’a pas lu», scande notamment la vingtaine d’intrus.
Tout est dans ce slogan. Avec ces offensives visant à lutter contre les «réactionnaires», on est dans l’exclusion de type dogmatique, voire sectaire, et non dans la critique rationnelle: on attaque quelque chose a priori, sans s’y intéresser. Or, la tolérance consiste justement à prendre en compte les opinions contraires, à vivre avec ce qui ne nous convainc pas, voire nous débecte. Et nous ne parlons pas ici de points de vue à la limite du légal, mais de réflexions sérieuses, respectueuses des lois et des personnes. Précisons d’ailleurs qu’Eric Marty, Caroline Eliacheff et Céline Masson ont plutôt une pensée s’inscrivant… à gauche.
Le dernier moment pour ouvrir les yeux
Ces boycotts sont ridicules et les fanatiques qui en sont les auteurs doivent être sévèrement punis. Mais allons un peu plus loin: le fait qu’on ait pu en arriver là, dans nos Etats avancés, est explicable. Tout le paradoxe tient en ceci que la liberté n’est plus qu’une abstraction dans une société qui s’est en partie construite sur ce principe et qui la garantit de manière générale. C’est que les générations récentes n’ont rien dû faire pour obtenir leurs libertés, elles n’ont pas fait l’expérience du poids de l’Eglise dans la société, de l’arbitraire de la vie, ni – a fortiori – de la dictature. Il est admis que nous vivons dans un régime ouvert et cette donnée nous aveugle. Si bien qu’aux moments où la liberté est bafouée, la majorité ne s’en offusque pas, pour la simple raison qu’elle ne le voit même pas.
Ainsi en a-t-il été ces derniers mois et années des entorses à la liberté d’expression, à la concurrence des idées, à la tolérance, à la liberté artistique, à l’ironie. Tant de relativisation dans les commentaires, et même de justification… Les livres de Tintin sont brûlés dans une école? C’est par solidarité envers les peuples autochtones. On renomme les Dix petits nègres d’Agatha Christie? C’est parce que l’Occident est raciste. Trop peu de personnes, surtout parmi les élites, n’ont su – ou osé – juger ces actes comme étant des régressions. Pourquoi le seraient-ils, puisqu’ils sont présentés dans le langage de l’émancipation, du respect, du progrès?
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Il se pourrait que la situation soit enfin en train de changer. Après tout, en dehors du cercle de ces protestataires LGBTQI+, personne ou presque n’approuve leurs actions précitées. Le Parti libéral-radical (PLR) genevois est monté au créneau immédiatement après les deux scandales à l’Université de Genève, le président de parti Betrand Reich dénonçant cet activisme d’extrême gauche comme «l’expression d’un nouveau fascisme» (2 mai), signant le «crépuscule des Lumières» (18 mai). Après avoir beaucoup parlé d’économie, les libéraux-radicaux, en tout cas du bout du lac, se profilent sur des thèmes de société en ayant un discours construit et fondé sur un héritage. C’est là peut-être le signe d’un basculement.
Vers une large riposte de la société?
Le PLR n’est pas seul: les déboires du mouvement «woke» ou de certaines de ses franges subissent la critique et la colère de nombreux citoyens, connus ou non, de droite comme de gauche. Pour ce qui est de la droite conservatrice, ce n’est pas étonnant. Tout se joue avec la gauche et le centre: verra-t-on enfin en Suisse un large spectre de progressistes divers, qui se rejoignent sur la défense de l’universalisme, du débat et de la loi, et donc sur le refus de la gauche identitaire?
Cela s’annonce nécessaire si l’on tient à ce que ces violents perturbateurs de nos universités, de nos médias, de nos entreprises et de nos existences soient remis à l’ordre. Les réponses pénales ne suffiront pas: une riposte de la société au niveau de ses valeurs, sur le plan culturel, doit avoir lieu. Sans quoi nos démocraties libérales se suicideront. Ce programme sera d’ailleurs l’occasion pour une partie de la gauche et pour la droite d’avoir au moins un combat commun – ce n’est pas rien et, quand on y pense, la culture suisse s’y prêterait. Alors, c’est parti?
Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com
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