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Dystopie lausannoise version Philippe Testa6 minutes de lecture

par Ivan Garcia
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Les bouquins du mardi – Ivan Garcia

Avec L’Obscur, Philippe Testa livre un nouveau récit au sein duquel un antihéros marginal, domicilié à Lausanne, essaie d’échapper à la fin du monde. Un roman d’anticipation qui intrigue et se laisse lire. Mais qui, en même temps, manque parfois de piquant et laisse le lecteur sur sa faim.   

Ces dernières années, la dystopie est le genre littéraire qui a le vent en poupe. De The Handmaid’s tale de Margaret Atwood (adapté par Netflix) à Simili-Love d’Antoine Jaquier, les scénaristes et les écrivains en sont très friands et font preuve d’une remarquable inventivité. Alors quand Philippe Testa, l’auteur de Mâle Occidental (Hélice Hélas, 2018)et du Crépuscule des hommes (L’Âge d’Homme, 2014), propose un nouveau roman où son pessimisme philosophique se marie avec la collapsologie, il y a de quoi être curieux.

Une dystopie très très sombre

«Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »
Antonio Gramsci

Testa ne cite pas Gramsci – bien que ce soit le philosophe à la mode ces derniers temps – dans son livre (en guise d’exergue, le lecteur trouvera une citation du marquis de Sade), mais on sent le penseur italien présent. Sur le papier, l’ouvrage a de quoi séduire, et ce dès les premières lignes du roman:

«Je mène une vie très conforme, sans surprise et sans remous, même si – les news breaks ne parlent que de ça – le monde semble de plus en plus agité.»

Marvel, narrateur à la première personne, est employé dans une boîte qui ne le considère que comme un pion, jamais à l’abri d’une «requalification». Il vit à Lausanne et son passe-temps favori, durant ses «days off», est de se promener sur les quais de Montreux et au bord du lac Léman. Outre son métier peu enthousiasmant et son passe-temps solitaire, notre héros est «déconnecté». Zéro pointé pour les relations sociales, il ne s’entend pas très bien avec son frère Formose, ni avec sa sœur Opeleptica. Les seules personnes pour qui il éprouve un tant soit peu d’émotion sont Moro, son «co-worker» survivaliste domicilié à Echallens, et Pia, son ex-petite-amie. Mais l’avenir est sombre, très sombre…

Dans ce futur pas si éloigné chronologiquement de notre époque, les individus sont accros aux «socials», mangent de la viande de synthèse (parfois de la «true meat», mais c’est rare…), croulent sous les divertissements de «l’Unterhaltung Indus» et rêvent de coloniser Mars. Seule une poignée de privilégiés vit riche et protégée dans des tours d’ivoire, alors que la majorité de la population a de la peine à joindre les deux bouts et, entre narcissisme social et médocs’, s’effondre mentalement. Pour les retraités les plus chanceux, comme les parents de Marvel, reste la possibilité de s’expatrier dans des «gated communes» pour vivre leurs vieux jours en riches nantis haïs par les indigènes.

Le lecteur l’aura compris, dans L’Obscur, l’espoir ne tient qu’à un fil; la dystopie proposée par l’écrivain est extrêmement sombre. C’est d’ailleurs là que réside son principal intérêt. En effet, l’auteur ne propose ni trame narrative époustouflante, ni un style digne de Flaubert. En revanche, il rend perceptible une atmosphère: la fin du monde, l’obscurité, l’incertitude du lendemain. Le titre fait sans doute référence aux nombreux «black-out» qui ont lieu au cours du récit, dont l’un qui entraînera un chaos mondial et une lutte pour la survie. L’effondrement est arrivé.

Philosophie et crudités

«A cause du black-out, on apprend la news qu’avec plusieurs heures de retard. Le traumatisme est planétaire. L’expédition martienne est un échec. Le droïde vient d’atterrir; il a envoyé les premières séquences. Elles sont terribles: les colons sont tous morts. […] Le choc est d’autant plus violent que beaucoup de gens avaient placé des espoirs disproportionnés dans le succès de cette première implantation extra-terrestre. Mars, c’était la perspective d’un nouveau départ, d’un recommencement sur un monde neuf, vierge de pollutions et de souillures, libre d’erreurs qui là-bas ne seraient jamais commises.»

Comme dans Le Crépuscule des hommes, Philippe Testa – sous couvert de son narrateur – se livre à des digressions philosophiques et critiques sur les modes de vie contemporains, notamment concernant l’aliénation provoquée par le matérialisme et la perte de sens. A ce propos, le texte est parsemé d’anglicismes («day off», «co-worker», «socials», etc.) qui montrent que la langue du récit a été standardisée et détruite par les géants mondiaux.

Le lecteur a toutefois de la peine à se projeter dans l’univers décrit par l’auteur, et ce en raison parfois du manque d’informations sur la manière dont fonctionne la société décrite par le récit. C’est là le point le plus difficile à élaborer pour les auteurs de dystopie: donner les moyens au lecteur d’entrer dans un univers qu’il ne connaît pas tout en faisant en sorte que cela soit «naturel» et non artificiel.

Le style de l’écrivain, plutôt adepte des phrases longues et généreux dans les détails, a le mérite – ironique au vu du titre – de placer la lumière sur des éléments assez peu décrits dans les dystopies: la survie de ces «Monsieur-tout-le-monde» dans un monde en ruines. Ainsi, d’une manière très directe et crue, nous sont décrites des scènes où Marvel et Pia, en bons survivants, se livrent à des pratiques cannibales. Pour survivre. Ces moments richement décrits provoquent une réaction émotive de la part du lecteur qui, entre dégoût et curiosité, ne peut s’empêcher de penser que c’est peut-être ce futur-là qui attend notre espèce.

«Je découpe ensuite des lanières de viande que j’enroule autour d’une barre de fer. Ça n’est pas une réussite: par endroits, la chaire est carbonisée, à d’autres pas assez cuite. Et c’est sans compter les mouches que la viande rend folles et qui finissent sous mes dents, dans un dernier craquement de chitine. De toute façon, les exhausteurs masquent tout. Au final, le goût est presque agréable. Sans même parler de l’apaisement que procure cette nourriture.»

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Malgré ses quelques faiblesses, le nouveau roman de Philippe Testa se lit plutôt bien et avec curiosité. On apprécie l’ambiance Bienvenue à Zombieland qui nous est proposée, ainsi que le fait que – pour une fois – le protagoniste soit quelqu’un de «plutôt normal» avec un esprit critique bien affuté. Chose qui d’ailleurs, malgré la fin du roman quelque peu cliché, nous le rend sympathique. Seul lettreux au milieu d’un monde dévasté.

Ecrire à l’auteur: ivan.garcia@leregardlibre.com

Crédit photo: Wikimedia CC 4.0

Philippe Testa
L’Obscur
Hélice Hélas
2020
248 pages

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