Pour la première fois en Suisse se tiendra un festival de littérature «Young Adult»: du 31 mai au 2 juin, Booklovers prendra possession du quartier artistique de Lausanne. Plongée dans un monde qui redéfinit la pratique de la lecture, pour le meilleur et le pire.
Que l’on suive ou non l’actualité du monde des lettres, il suffit d’entrer dans une librairie pour se rendre compte qu’une nouvelle denrée s’empare des présentoirs: couvertures aux illustrations richement colorées, formats reliés plutôt que brochés, tranches ornées de motifs, ces livres attirent l’œil tant ils détonnent à côté des éditions traditionnelles françaises, réputées pâlottes. Et tous, presque sans exception, se regroupent sous une même bannière en rayon: «Young Adult».
Derrière cette étiquette ne se cache pas un genre à proprement parler, mais davantage une catégorie de littérature jeunesse. S’adressant sur le papier à un lectorat âgé de 13 à 25 ans environ, les romans «Young Adult» (car il s’agit généralement de fiction) reprennent les thématiques de la littérature jeunesse, mais par le biais d’un traitement plus mature. Ce qui fait que plus de la moitié des lecteurs sont finalement des adultes!
Si les sujets sont des plus variés, les genres également, puisque l’on retrouve du fantastique, de la fantasy, de la romance (Dark et New Romance, selon les définitions) ou encore des dystopies. C’est d’ailleurs l’immense variété de personnages et des univers qui fait l’attrait du «Young Adult» d’après @velourtine et qu’elle ne «retrouve pas forcément dans la fantasy adulte qui reste quand même très attachée aux clichés à la Tolkien.» @thebookstheory, quant à elle, apprécie particulièrement la «panoplie de possibilités en termes d’imagination» qu’offre le «Young Adult» et @bookstinguette «son écriture cinématographique et divertissante».
L’aventure de la lecture
Alors que lire a toujours consisté en une activité solitaire, le «Young Adult» et ses dérivés renversent ce paradigme. Des clubs de lecture créés un peu partout aux divers salons et festivals, en passant par l’organisation des retraites et week-ends autour de la lecture par l’Yverdonnoise Mathilde Schaller (alias @matoubook), le rapport à la lecture a fondamentalement changé. Lire est désormais devenu une aventure collective.
Les réseaux sociaux, qui s’avèrent un moteur immense de ce phénomène – Bookstagram et BookTok en chefs de file – dépoussièrent l’image austère que pourrait avoir la littérature et nourrissent alors cette envie de partage. Lectrice depuis seulement un an et demi, @lilou.books_ n’avait jamais ressenti l’envie de lire auparavant. Elle tombe alors par hasard un jour sur une vidéo livresque, puis commence à suivre des comptes de recommandations littéraires. «C’est vraiment BookTok qui m’a motivée à lire. Après avoir vu une vidéo là-dessus, je suis parti à Cultura et je n’ai pas acheté un livre, mais une dizaine, sans savoir s’ils allaient me plaire, simplement en les ayant vus sur BookTok.» Depuis, elle s’est ouverte à plusieurs autres genres littéraires, dont les thrillers, et cultive cette nouvelle passion.
Les livres comme terrain de jeu
Cette facilité d’accession à la lecture n’est pas l’unique phénomène que le «Young Adult» a charrié dans son sillage. On n’a jamais vu personne se déguiser en Milan Kundera pour une chronique, ni créer un compte Instagram au baron de Charlus ou à la duchesse de Guermantes, encore moins un flaubertien faire des montages romantisés de l’idylle entre Emma Bovary et Rodolphe; pourtant, tout cela est monnaie courante en ce qui concerne les romans Young Adult!
Il y a là une appropriation totale du livre, de son univers et ses personnages: après avoir reposé son ouvrage, on choisit sa tenue selon que l’on se prend en photo avec Twin Crowns ou la Saga d’Auren, on accorde son maquillage au jaspage de l’ouvrage, on donne corps aux protagonistes des romances au travers de Reels, on passe du temps à créer des aesthetics ou des fan arts pour donner corps à sa saga préférée, on retouche une photo de soi pour y insérer un décor et des éléments de sa lecture… en somme, on fait vivre le livre.
Désacralisation et standardisation
Dorénavant, le rapport au texte n’est plus seulement intellectuel, il est aussi incarné. Les lectrices ne se contentent plus de parler de ce qu’elles ont aimé, elles le montrent, et le plus souvent en se mettant en scène. Poser vêtue d’un cosplay, son livre à la main, pour une chronique sur Bookstagram ou une vidéo sur BookTok, est une façon de prolonger le plaisir de lecture et de ne pas quitter brusquement les personnages. Plus que de lire un roman, on veut le vivre. Tout en abolissant la frontière entre fiction et réalité.
Si les esprits grincheux peuvent y voir un avilissement de la littérature, cette désacralisation est aussi bienvenue qu’essentielle; il faut s’emparer du texte et le faire sien. La littérature n’est pas grand-chose sans les remous qu’elle provoque chez les lecteurs. Néanmoins, cette popularisation peut aussi induire un certain risque de massification, comme le remarque une personne active depuis quinze ans dans l’édition jeunesse:
«Il y a, grâce aux réseaux sociaux qui rendent tendance la lecture, une démocratisation de la littérature – ce qui est très bien! – mais qui est accompagnée d’un déferlement d’œuvres tous azimuts, avec la difficulté que cette porte ouverte ne contient plus aucun garde-fou. C’est le cas de Wattpad par exemple, qui permet à n’importe qui d’écrire ce qu’il souhaite et d’être lu par tout le monde, sans que personne ne relise ni n’encadre cette production littéraire. C’est bien sûr très inventif, mais pour trouver quelque chose de nouveau, d’original, de beau, il faut s’armer de patience. Wattpad n’est pas l’unique symptôme, le monde de l’édition n’y échappe pas: les machines éditoriales américaines crachent des nouveautés à longueur de journée et les lecteurs s’en abreuvent, ils les avalent, mais sans les digérer, sans établir aucune différence ni hiérarchie. La quantité a ainsi pris le pas sur la qualité. La principale préoccupation n’est plus “est-ce ce que ce que j’ai lu était bien?”, mais “était-ce ce que je voulais lire?”. La jauge de qualité s’est muée en jauge de préférence. Et par conséquent, on observe une uniformisation littéraire: le lecteur ne recherche pas quelque chose de novateur, de qualitatif, il veut simplement être conforté dans ses goûts; ce qu’il veut, c’est lire la même chose qui lui a plu.»
C’est que la réinvention du rapport à la lecture provoquée par la littérature «Young Adult» s’est fait en parallèle d’un nouveau mode de consommation livresque… sous-tendu par un système éditorial qui cherche lui aussi à se renouveler. Reste au moins un point réjouissant: le regain de ferveur que suscitent les livres.
Ecrire à l’auteur: quentin.perissinotto@leregardlibre.com