Avec ce roman coup de poing de la rentrée littéraire romande, Lovlé Tillmanns entre avec brio dans la tête de la «première dame» du IIIe Reich. Fascinant et dérangeant.
On l’avait laissée à la réception d’une salle de sport en 2020 avec Fit. Lovlé Tillmanns marque cette rentrée avec un sixième roman, La Fanatique. Dans ce livre-choc, publié aux Editions Cousu Mouche, l’auteure vaudoise fait un bond dans le passé de quatre-vingts ans, en donnant la parole à l’une des personnalités les plus extrémistes et complexes de la nomenklatura SS: Magdalena Goebbels, épouse du grand propagandiste du IIIe Reich, et proche d’Adolf Hitler.
Lovlé Tillmanns dresse le portrait de cette femme, de sa naissance à sa chute, grâce à de longues et minutieuses recherches. Mais l’écrivaine refuse la distance des historiens. C’est à la première personne que l’auteure écrit son roman. Et donc de l’intérieur même du régime que la Vaudoise s’interroge sur le phénomène d’embrigadement et d’aveuglement qui a marqué cette époque. Magdalena Goebbels – surnommée seulement M dans le livre – n’est pas tendre avec ses contemporains. Les dignitaires nazis écopent de surnoms peu glorieux: le nabot à lunettes, le gros morphinomane… Mais elle voue au Chef – H – une vénération jalouse et absolue. Elle balaie avec colère toute critique à son égard. Même lorsque la guerre est perdue, M n’accepte jamais de reconnaître la responsabilité de Hitler dans cette débâcle.
La question se pose donc presque à chaque page. Comment cette grande bourgeoise, éduquée et polyglotte, élevée par un beau-père de confession juive et amoureuse, dans sa jeunesse, d’un militant sioniste, a-t-elle pu se laisser séduire ainsi par l’idéologie nazie? Quelles sont les raisons qui ont expliqué son entêtement à suivre Adolf Hitler jusqu’à la mort, entraînant avec elle ses six jeunes enfants? Pour M, les motifs ne sont pas seulement politiques. Elle croit certes fermement dans la supériorité de la race allemande. Mais l’ennui, la quête de sens et une soif insatiable de pouvoir expliquent aussi cette plongée dans un régime violent et meurtrier.
La vie quotidienne des dignitaires du Reich
Car ce roman est aussi un récit sur la banalité du mal. Pour les hommes qui décident de l’invasion de la Pologne ou qui mettent en place la solution finale, la vie continue. Ils font sauter les enfants Goebbels sur leurs genoux, boivent du champagne, vont au théâtre et fêtent Noël. M elle-même n’a pas d’état d’âme, pas de cas de conscience. Elle se désole de ne pouvoir trouver de cuir pour de nouvelles chaussures. Mais elle ne se préoccupe ni du sort des Juifs ni de ses compatriotes allemands tués dans les bombardements alliés. La vie en dehors du cercle des privilégiés du régime l’indiffère.
Tout au plus se révolte-t-elle contre le carcan qui lui est imposé par une idéologie qui enferme les femmes dans leur rôle d’épouse et de mère. Constamment enceinte, M devient l’incarnation de la Femme allemande. Sa famille est prise en exemple et mise en scène dans les journaux. Toutefois, dans les coulisses, Magdalena enrage de voir son influence décroître au fil de ses grossesses. Partenaire à part entière de son mari au début de leur mariage, elle se voit peu à peu confinée à un simple rôle domestique. Elle perd aussi sa place auprès de Hitler, dont elle était pourtant une interlocutrice privilégiée avant la guerre. Il n’y a qu’en le suivant dans son bunker berlinois qu’elle peut prouver au Chef son dévouement absolu.
Ces dernières pages sont glaçantes. A de multiples reprises, M aurait pu quitter l’Allemagne, sauver ses enfants. Mais elle s’y refuse. Même les supplications de son aînée n’auront pas raison de son entêtement. Sa foi en Hitler est plus forte que son amour maternel ou son instinct de survie.
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Ce que montre aussi Lolvé Tillmanns dans ce livre, c’est que le fanatisme n’est pas le propre des régimes autoritaires du XXe siècle. Entre chaque chapitre, Lovlé Tillmanns insère une citation tirée d’ouvrages comme le manuel de recrutement d’al-Qaïda, la marche à suivre pour les Inquisiteurs du XIVe siècle, le petit livre rouge de Mao Zedong ou les dix commandements des Hutus en 1990. Ces extraits montrent sans aucun doute possible que l’embrigadement et l’aveuglement n’ont de limite ni dans le temps ni dans l’espace. Et que c’est souvent un chemin sans retour. Un adepte d’un groupe sectaire apocalyptique le dit dans un passage cité en exergue dans ce roman: «J’ai dû faire un long voyage, j’ai abandonné à peu près tout (…) je ne peux pas me permettre de douter: je dois croire, il n’y a pas d’autre vérité.»
Ecrire à l’auteure: sandrine.rovere@leregardlibre.com
Vous venez de lire une critique en libre accès, publiée dans notre édition papier (Le Regard Libre N°110). Débats, analyses, actualités culturelles: abonnez-vous à notre média de réflexion pour nous soutenir et avoir accès à tous nos contenus!
Lolvé Tillmann
La Fanatique
Editions Cousu Mouche
Août 2024
340 pages