Premier roman du Genevois Guillaume Gagnière, Les toupies d’Indigo Street offre un récit apaisant sur les traces de Nicolas Bouvier. Une petite virée asiatique marquée, notamment, par un intrigant pèlerinage au pays du Soleil Levant. Comme pour mieux se (re)trouver.
Une toupie, ça tourne en rond. En voici un début de chronique trivial, me dira-t-on… Aussi, pour une fois, je vous propose de commencer notre exploration livresque avec les dernières lignes tirées de l’épilogue du roman. «J’avais retrouvé mes couleurs, et puis, lorsqu’on prend des poignées pour des toupies, c’est le signe qu’il est temps de s’arrêter de tourner.» Des toupies, il en est question dans cet ouvrage, à la fois dans le titre et dans le récit. Comme pour en faire un leitmotiv.
Ce sont elles qui ouvrent et closent le roman. Des toupies achetées à Indigo Street, au Sri Lanka, au cours d’un voyage. Et puis, la toupie, c’est aussi une image forte, un symbole. Elle représente quelque chose qui tourne en rond. Un peu comme un voyage, non? Au fond, on part d’un point A, on va à un point B. Avec de la chance, on passe par des points C, D, E et autres et, normalement, on revient finalement au point A. Le point de départ, le fameux «chez soi».
Auteur en quête d’apaisement
Au pays de Calvin, la littérature de voyage est un genre que l’on connaît plutôt bien, surtout lorsqu’on parle de Nicolas Bouvier. Celui qui a donné ses lettres de noblesse à cette forme de récit, entre aventures, quête de soi et ouverture au monde. Ce n’est donc pas anodin que Guillaume Gagnère s’inscrive dans cette lignée, parmi tant d’autres, au vu de la popularité de Bouvier dans nos contrées. A la lecture de ce roman, on ne peut s’empêcher de penser à Chroniques de l’Occident nomade d’Aude Seigne, compatriote littéraire de l’auteur contemporain, qui dans son récit nous parlait des errances d’une jeune femme, entre Lonely Planet et aventures, dans des petits voyages en solitaire.
Dès les premières lignes du prologue, Guillaume Gagnère pose le décor et mentionne Le Poisson-scorpion, ainsi que Nicolas Bouvier, au moyen d’une note de bas de page renvoyant à indigo street, «sa rue» sri-lankaise qui «a sombré». C’est que les temps ont bien changé. «Une soixantaine d’années plus tard, la planète a rétréci.» Plus besoin de se casser le cul à bord d’une Fiat Topolino pour voir le monde[1]. Tout va très vite, désormais.
«J’étais parti de Suisse un peu comme on arrache un pansement: vite et sans réfléchir. Une année au Sri Lanka, à suivre les traces de Nicolas Bouvier.»
Ce sont ces premières lignes qui nous laissent entrer dans Les toupies d’Indigo Street. Un prologue, «un an après», qui se déroule après les événements racontés dans le récit. La narration nous invite alors à voyager un an auparavant, sur les traces de Guillaume et de son voyage en Asie du Sud-Est, de l’Indonésie au Sri Lanka en passant par le Japon. Récit écrit à la première personne, celui-ci suit un voyageur, l’auteur lui-même, en qualité de touriste mais aussi de pèlerin spirituel, en quête de… quelque chose.
La question est: qu’est-ce que ce «quelque chose»? Que recherche notre protagoniste qui s’engage, au fil de son voyage, à effectuer le pèlerinage de Shikoku, c’est-à-dire «[…] le pèlerinage des 88 temples de Shikoku, une longue marche de 1200 kilomètres sous le patronage de Kūkai, un moine du VIIIe siècle.» Kūkai ou «Kõbõ-Daishi», nous apprend l’auteur dans une des notes de bas de page qui jalonnent l’ouvrage, est le fondateur de l’école bouddhiste Shingon, une forme de bouddhisme ésotérique développée au sein de l’archipel nippon. Eh bien, on dirait que notre héros cherche à dompter ses peurs pour trouver l’apaisement en se confrontant à cette solitude écrasante dans des pays lointains, isolé de sa famille et des siens.
«Néanmoins, j’ai peut-être moi aussi trouvé une forme d’apaisement, au Japon, sur le chemin des quatre-vingt-huit temples…Et devant ce large cahier vierge et vertical que présente la rue, je doute de pouvoir restituer l’intensité de ces douze derniers mois.»
La réalité au pays du voyage
Très rapidement, le lecteur comprend que le héros «William-san»[2], comme l’appelle un aubergiste japonais, n’a pas le même niveau de charisme que Crocodile Dundee. Sous le soleil asiatique, William/Guillaume subit les éruptions cutanées, les pieds «en charpie», et même «[…] un genre de lupus, une sévère irritation de la peau, entre l’anus et les testicules […]». On ne l’envie pas. En même temps, on admire sa détermination à aller au bout de son pèlerinage, ainsi que les quelques touches d’humour et d’ironie qui saupoudrent le récit. Sa rencontre avec Taka, un quinquagénaire, apporte d’ailleurs une touche de fraternité et d’humanisme à cette aventure solitaire, mais intense.
«Taka a 53 ans, il est veuf et sans enfant. Il parcourt les routes de Shikoku depuis 3 ans, c’est son cinquième tour de l’île. […] “Tu sais, je n’ai pas toujours été chanceux dans ma vie… mais il y a parfois de la lumière dans les ténèbres, si tu sais écouter.” Un large sourire édenté illumine son visage, il me fait penser un instant au petit vieux d’Into the Wild.»
Les toupies d’Indigo Street est divisé en huit chapitres (sans compter le prologue et l’épilogue); il est également composé de différentes typographies. Ainsi, le lecteur y trouvera des listes d’aliments ou d’équipements, dressées par l’auteur-personnage, comme pour mieux coller à la réalité du voyage. Le pèlerinage japonais de William occupe la moitié des chapitres et, étrangement, c’est cette partie japonaise qui m’a le plus marquée, que j’ai trouvé la plus belle, la plus profonde aussi. La dernière partie, localisée au Sri Lanka, nous apprendra que le protagoniste est parti sur les traces de la chambre occupée naguère par Bouvier, au cœur d’Indigo street.
C’est sous cette figure quasiment paternelle que l’auteur-protagoniste parcourt le monde. Comme si l’auteur avait, d’une certaine façon, voulu rédiger un voyage alternatif à celui de Bouvier. La partie japonaise de Gagnère pourrait être considérée comme sa propre Chronique japonaise, en version XXIe siècle.
Dans un style simple et élégant, où l’atmosphère et les images priment sur les dialogues, Guillaume Gagnère livre un récit touchant et réaliste sur la solitude du voyageur contemporain. Cette solitude que nous souhaitons tous apprivoiser, souvent en partant loin pour ce faire. Puis, rentrer en conquérant pour boucler la boucle, telle la toupie cessant sa ronde.
[1] Petite référence à L’usage du monde de Nicolas Bouvier qui, dans ce roman, effectue un long voyage avec son ami, Thierry Vernet, à bord d’une Fiat Topolino.
[2] Le lecteur de la présente critique remarquera que «William» est la version anglophone et germanique de «Guillaume».
Ecrire à l’auteur: ivan.garcia@leregardlibre.com
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Illustration de couverture: © Ivan Garcia pour Le Regard Libre
Guillaume Gagnière
Les toupies d’Indigo Street
Editions d’autre Part
2020
120 pages