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«Le Sang», extrait n° 54 minutes de lecture

par Sébastien Oreiller
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Le Regard Libre N° 29 – Sébastien Oreiller

Chapitre I : La Perte (fin)

En rentrant chez lui ce soir-là, en longeant les abords secs de la forêt, il repensa à la manière dont elle s’était présentée à lui, Pauline L****, presque absente, semblable à un spectre qu’attire la chair vivifiante. Il savait qu’elle était belle, encore jeune quoiqu’au début de sa fanaison. Pourtant, comme c’est souvent le cas pendant ce moment fugace où l’on rencontre une personne pour la première fois, et qu’on y repense par la suite, il peinait à discerner ses traits. Il la voyait comme de dos, grande, presque aussi grande que lui, ses longs cheveux blonds dénoués. Ils avaient quelque chose du vert ou du bleu de cette mer qu’il n’avait jamais vue, des cheveux qui tombaient en vagues sur son dos, presque jusqu’aux reins. Etrangement, il les voyait dénoués, même s’il était certain qu’elle avait dû les ramener en chignons au-dessus d’elle, au-dessus de son visage. Telle fut l’image qui se présenta à lui, et qu’il garda par la suite.

Il ne voulut pas en parler à la mère. Non, surtout pas. Il savait qu’elle saurait. En fait, elle savait déjà. Elle lui demanda où il était passé, sans l’agresser, presque discrètement, comme si elle lui avait vraiment fait confiance. Ah ! il préférait encore la franche brutalité du père, qui s’abattait comme un orage, mais qui ne rongeait pas. Alors, il lui dit la vérité en lui mentant ; il lui dit qu’il était allé aider son ami, au bistrot de son père, que le voiturier des L**** y logeait, et qu’ils cherchaient un jardinier pour l’été. Oui, il savait la réputation que ces gens avaient, il savait la vie qu’ils avaient menée à son père, mais c’était une bonne offre, et il allait l’accepter. La mère ne put rien dire.

Mon grand-père ne se rappela même pas de la première fois où il avait posé ses lèvres sur les siennes, quel goût elles avaeint eu, si elle avait fermé les yeux ou non. C’était un homme froid, qui ne jouissait jamais de rien, non parce qu’il n’osait pas, mais parce que tout acte semblait avoir une fin ultime, de lui seule connue, et que pourtant il n’atteignait jamais. Il avait accepté d’être son amant pour retrouver sa jeunesse, comme elle d’ailleurs, et non pour l’aimer. Sûrement avait-il dû être heureux à cet instant, heureux d’être l’amant d’une grande dame, belle de surcroît, et d’autant plus désirable qu’elle ne désirait que lui, mais ce baiser n’avait pas pu porter en soi le ferment d’absolu qu’il cherchait en chaque chose, à peine un ferment de poussière, celui de sa propre finitude, des peaux qui se fânent et du désir qui blanchit. Rien ne l’attristait tant que les semences de mort, ces commencements dans lesquels il ne parvenait à discerner que l’espoir de leur fin, la sienne surtout. Inconsciemment, elle devait lui sembler méprisable. Quelle déception que d’être aimé par elle, petite chose malingre à la recherche d’amour, de devoir la prendre dans les bras et la rassurer, lui murmurer des mots doux dans les oreilles, et ensuite l’aimer, presque violemment dans la douceur, pour qu’elle puisse s’oublier elle-même. Comme elle était égoïste surtout, elle qui n’aimait que pour être aimée en retour. Pas une graine de chaos, pas une graine de cet abîme qui l’attirait tant, et que pourtant il redoutait. Son ressentiment était né avec ce baiser du premier jour ; pourtant, il devait être persuadé qu’il l’avait aimée au premier regard. Je ne pense pas, d’ailleurs, qu’il eût été capable d’aimer après cela ; en tous cas pas après avoir perdu sa jeunesse.

Il l’aima une semaine entière, par intermittences, sous les ombres du lierre. Docile au début, il lui imposa sa marque virile, il ne la laissa pas s’approcher de lui quand elle voulait, ni même l’embrasser. Il chassa ses mièvreries, les petits regards éternisants, même les premières tendresses qui s’installaient déjà comme des habitudes. Il ne voulait pas être son amant, ni même être le tout qui remplirait son vide. Ce qu’il voulait, c’était une communion, pas si éloignée en fait de celle qu’il recevait à l’église, rare, passagère, mais où l’homme se fait Dieu, les yeux fermés et à genoux.

Dans la réflexion de cette langueur passèrent leurs après-midi d’été. Il avait dû l’aimer sous le soleil de juin, égoïste étreinte rendue supportable par le souffle de la plaine, ce vent sec qui montait en brûlant vers eux, tremblant de vie et de sueur, depuis les vignes des coteaux ; ce cri des rochers que le calme de la montagne condensait en une aura tiède et dont elle les enveloppait pendant que son corps souriait sur le sien. Sous leurs yeux, le fleuve s’enfuyait comme un serpent.

FIN DE LA PERTE. ARRIVÉE DU FILS.

Ecrire à l’auteur : sebastien.oreiller@netplus.ch

Crédit photo : © valais.ch

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