Les bouquins du mardi – Quentin Perissinotto
Natif de Neuchâtel comme le peintre Léopold Robert, Bernard Vuillème brosse dans le livre la fugue et l’errance d’un homme, parti à Venise rejoindre une jeune doctorante sur les derniers pas de Léopold Robert. A deux, parviendront-ils à percer les passions et les désespoirs traversés par l’artiste, ceux qui l’ont conduit à se trancher subitement la gorge, seul dans son atelier, à 40 ans?
D’aussi loin que je me rappelle, je garde de mes déambulations muséales le souvenir du parquet brillant et des tableaux de Léopold Robert s’y reflétant. De ces scènes pittoresques, d’où les costumes élégamment drapés découpent les paysages baignés d’une lumière lointaine, s’égoutte une mélancolie qui m’emplit à chaque fois. L’horizon lointain semble fuir la toile, alors que les tons doux des vêtements accrochent l’œil. Je n’ai jamais su dire pourquoi, mais les tableaux de Léopold Robert ont toujours exercé sur moi l’attrait du mystère. Cependant, je n’ai jamais cherché à en savoir plus sur le peintre, encore moins sur l’homme; je me contentais d’apprécier ses teintes rondes et melliflues. Il est évident que j’ignorais totalement que ce peintre que je trouvais plaisant était la coqueluche du Tout-Paris du XIXe siècle et des cours européennes, allant jusqu’à être cité par Alexandre Dumas dans Le Comte de Monte-Cristo. De Léopold Robert j’ignorais tout. Un livre est alors venu s’entreposer dans cet interstice: La Mort en gondole de Jean-Bernard Vuillème.
«Une vie qui ne se raconte pas n’est pas une vie»
Ce roman est un inlassable chassé-croisé: le narrateur délaisse brusquement son quotidien pour convoler à Venise et courir après une jeune femme, non sans désintérêt amoureux, poursuivant elle-même le passé du peintre Léopold Robert. Ce faisant, Vuillème entremêle à ce voyage la vie et l’histoire de l’artiste chaux-de-fonnier; il esquisse son enfance teintée des paysages du Jura puis les ruelles parisiennes qu’il arpente pendant quelques années, fraîchement débarqué à la capitale pour suivre les cours de Jacques-Louis David à l’Ecole des Beaux-Arts. Le jeune Léopold brille et remporte le second grand prix de Rome en gravure, mais malheureusement, la même année, Neuchâtel passe en mains prussiennes. Il est par conséquent déchu de sa nationalité française et exclu des Beaux-Arts. Il suit alors quelque temps les cours d’Antoine-Jean Gros puis rentre en Suisse et abandonne la gravure au profit de la peinture. La plume de Vuillième nous emmène ensuite en Italie où la destinée a finalement porté Léopold Robert, aux portes du succès et des amours déçues.
Une même volonté sous-tend et guide les protagonistes des deux récits: le refus de l’oubli.
Fuir à Venise, deux fois
«Renoncer à son existence est un excellent moyen d’oser enfin être soi-même, sans gêne et sans empressement.»
En croisant les vies de Léopold Robert et du narrateur, Vuillième nous peint en creux l’inquiétude de l’homme qui se sent peu à peu glisser, sans trouver de prise. Cette flânerie nostalgique dans Venise prend des couleurs existentielles au fil des questions du narrateur: «Qu’est-ce que je fuyais? Le personnage sans mémoire et sans histoire que je tentais de devenir depuis mon départ à Venise, une impossible renaissance, ou le cadavre vertical que je serais devenu à force de vouloir durer? Qu’est-ce que je voulais protéger? Une certaine idée de moi-même malgré mes tergiversations devant l’épreuve de la longévité?» L’auteur prend plaisir à brouiller les destins et flouter les contours des territoires. Naviguant du déni à l’abandon, les personnages sentent Venise leur échapper: elle est une ombre insaisissable.
«Les histoires des autres ont l’avantage de captiver sans jamais nous affecter. Si terribles soient-elles. Elles se tiennent au large, loin de notre rivage, et nous procurent des émotions gratuites.»
Mais à trop vouloir enchâsser les deux récits, arrive-t-on à garder une harmonie? Si les passages sur la vie du peintre sont intéressants pour les amateurs d’art et les curieux d’histoire, ils amènent une certaine lenteur au récit et plus que l’appesantir, ils le coupent. Le livre trouve son plein intérêt lors des digressions du narrateur, qui s’interroge sur sa propre existence et les raisons qui l’ont mené à Venise. La narration prend alors du relief, de l’épaisseur, des replis, en même temps qu’une saveur particulière: celle du futur incertain. La vie de Léopold Robert n’est en réalité qu’un fabuleux prétexte saisi par l’auteur pour laisser son narrateur s’abandonner à la rêverie. La balade dans les canaux vénitiens est avant tout une balade dans les méandres de la mémoire. Venise se fait alors plus spectrale que jamais. Si la narration aurait gagné à être plus tendue et percutante, il n’en demeure pas moins que c’est un bel hommage à un grand peintre oublié, doublé d’une intrigante quête d’identité entre Neuchâtel, Paris et Venise. Avec un silence qui plane: que gagne-t-on à se plonger dans le passé d’un autre pour fuir le sien?
Ecrire à l’auteur: quentin.perissinotto@leregardlibre.com
Crédit Photo: © Quentin Perissinotto pour Le Regard Libre
Jean-Bernard Vuillème
La Mort en gondole
Editions Zoé
2021
128 pages