Article inédit – Ivan Garcia
Au travers de deux héros, un jeune Attila, prince des Huns, et un historien byzantin nommé Priscus, Evgueni Zamiatine nous fait remonter le temps et découvrir la Rome de la fin du IIIe siècle et du début du IVe siècle. Une cité décadente et perdue qui attend sa fin imminente, voire sa punition céleste.
«Le fléau de Dieu» est le surnom qu’a donné Saint Augustin à Attila, chef des Huns, considéré comme le fossoyeur de l’Empire romain d’Occident. Surnom qui fut, par la suite, repris par la tradition chrétienne et la littérature laïque pour désigner ce légendaire roi qui a précipité la chute de Rome. En effet, bien que les Huns aient lancé le mouvement que certains historiens qualifient d’«invasions barbares», ce seront les Wisigoths et leur roi, Alaric Ier, qui mettront Rome à sac en 410.
La fin annoncée d’un empire
Vers la fin du troisième siècle, de grands flux migratoires de peuples «barbares» venus de l’Est de l’Europe et du Caucase se précipitent aux portes de l’Empire romain qui, en proie à des luttes de pouvoir intestine et à un essoufflement social, peine à les repousser. A tel point que, souvent, les Romains engagent des peuples «barbares» rivaux dans leurs armées pour repousser les envahisseurs. C’est notamment sur une scène de désolation que s’ouvre le roman d’Evgueni Zamiatine, ouvrage posthume réédité aux Editions Noir sur Blanc dans la collection «La bibliothèque de Dimitri». Une scène où «la terre elle-même avait cessée d’être stable». D’abord un tremblement de terre et une sorte de tsunami, puis l’invasion.
«Tout le monde attendait une nouvelle vague – et elle vint bientôt. Comme la première fois, elle se leva à l’Orient et déferla sur l’Occident en balayant tout sur son chemin. Mais cette fois, ce n’était plus la mer, c’étaient des hommes.»
Au fil des premières pages se dessine une apocalypse personnifiée par la terre qui est «comme une femme en couches», elle hurle et gronde. Les peuples barbares la font trembler sous les sabots de leurs chevaux. Autant dire que la couleur est annoncée. Evgueni Zamiatine présente un roman historique au cours duquel il revisite les dernières décennies de l’Empire, notamment en donnant vie à deux personnages: Attila et Priscus.
Concernant le premier, l’auteur a choisi non pas de nous décrire le féroce combattant dépeint par les historiens romains de l’époque, mais sa jeunesse – dont une part relève de l’invention romanesque –, celle d’un prince Huns qui est envoyé à Rome par son père… en qualité d’otage. On y suit donc les pérégrinations d’un jeune guerrier qui, au début du roman, est en compétition avec son frère Bleda, est traité de lâche et battu par son père Moundzouk. Jusqu’à ce qu’il soit contraint par ce dernier de se rendre à Rome, en tant qu’otage, et d’y suivre les leçons du magister Bassus qui souhaite faire de lui, ainsi que des autres adolescents barbares, de «jeunes Romains».
Deux visions, un même constat
Mais Attila n’aime pas le latin, trouve les Romains ridicules, efféminés et gras. Ainsi, il ne s’entend pas avec ses camarades, se moque de «Rome», le coq de l’empereur Flavius Honorius et défie son précepteur. Son seul compagnon dans cet enfer romain? Un loup aux yeux jaunes qui est enfermé dans une cage et qu’Attila nourrit à chaque occasion. Le seul désir du jeune Huns est de retourner auprès des siens et dans la nature. Deux choses qui contrastent avec le faste et le lucre romain.
«Je ne sais pas si c’est vrai, parce que leur langue m’est inconnue. Néanmoins, du temps où j’étais à Rome, cet Attila s’y trouvait, comme otage des Huns. Il m’a été donné de le voir et d’entendre beaucoup de choses à son propos, et tout ce que je sais de lui justifie son nom. Octar était plutôt enclin aux exploits des tables qu’à ceux du champ de bataille, et c’est pourquoi nous avons vécu en paix avec les Huns. Mais que se passera-t-il si le pouvoir revient maintenant à Attila et si ce fer dirige sa pointe contre l’Europe?»
Si Attila incarne le point de vue du «barbare» sur Rome, donc du «non-civilisé» pour les Romains, un second protagoniste incarne un point de vue romain (d’Orient) et légèrement chrétien sur cette décadence de l’empire. Il s’agit de Priscus, un historien venu de Constantinople, qui se rend à Rome, après avoir suivi les leçons de son maître Eusebius (probablement chrétien), pour enquêter et écrire un livre.
«Après la leçon, Priscus accompagna Eusebius jusque chez lui et ils discutèrent jusqu’à la tombée de la nuit. Le lendemain matin, Priscus écrivit à son père, lui disant qu’il ne voulait plus de son argent, et depuis, il vécut en copiant des livres. Il devint l’élève préféré de l’historien. Trois ans plus tard, Eusebius mourut, lui enjoignant de faire ce que lui-même n’avait pas réussi: écrire un livre sur ces grandioses et terribles années, peut-être les dernières, lorsque, chancelants, deux empires se maintenaient encore, le byzantin et le romain.»
Priscus arrive à Rome en jeune naïf et, rapidement, manque de se faire consumer par le cynisme et la corruption ambiante. A peine arrivé, il couche avec une jeune femme rencontrée la veille dans une taverne où Bassus – qu’Eusebius connaissait et a recommandé à son disciple – a fait un éloge de la «chasteté» de Priscus au milieu des marins et des prostituées. S’ensuit une double quête, sur fond d’invasions barbares, pour Priscus: récolter du matériau pour son livre et retrouver la mystérieuse jeune femme qui ressemble étrangement à Placidia, la sœur de l’empereur… Au sein de cette vaste cité, Priscus est perdu et se demande où est passée la grandeur de Rome dont on lui a tant parlé, constatant plutôt se trouver dans la cité décrite par Le Satyricon de Pétrone ou dans Les Satires de Juvénal…
Du passé au présent
Evgueni Zamiatine, principalement connu pour son roman Nous autres – récemment réédité en format poche aux Editions Actes Sud –, explore le genre du roman historique en mêlant les faits historiques et la fiction avec habileté et surtout avec un style remarquable, empreint d’images fortes et d’élégance. Soulignons un détail: à la fin du récit figure une curieuse indication chronologique «1928 – 1935». Comme si l’auteur avait souhaité signaler un parallèle entre l’époque décrite et la sienne. Celle de l’URSS après la révolution de 1917.
Ingénieur naval à l’origine, Evgueni Zamiatine est un écrivain russe que la critique a affilée au mouvement du «scythisme». Un courant qui voyait en la révolution bolchévique de 1917 «[…] une impulsion messianique du peuple à même de bouleverser l’idéologie bourgeoise occidentale». Les Scythes ont rapidement déchanté au vu des luttes de pouvoir internes au parti, ainsi que des purges staliniennes. D’ailleurs, en 1931, Zamiatine demande à Staline l’autorisation de quitter l’URSS, chose qu’il obtient.
A la lecture de cette nouvelle édition du Fléau de Dieu, suivie d’une Autobiographie qui nous permet de mieux saisir qui est l’auteur, on ne peut s’empêcher de voir en Attila une sorte de messie, celui qui sonne le glas de l’Empire romain, pour le meilleur comme pour le pire, et qui annonce la fin des temps anciens et le commencement d’une nouvelle ère. Le Fléau de Dieu est un livre court (environ cent pages) et d’une rare intensité. Il a le mérite de décrire, au travers du regard de deux personnages, les travers d’une société qui se disloque. Après la lecture de ce roman, on ne peut qu’être méditatif. Peut-être remarque-t-on que les signes de société corrompue que décrit Zamiatine sont bel et bien observables autour de nous?
Ecrire à l’auteur: ivan.garcia@leregardlibre.com
Crédit Photo: © Wikimedia Commons, fresque du peintre français Eugène Delacroix intitulée Attila suivi de ses hordes barbares foule aux pieds l’Italie et les Arts.
Evgueni Zamiatine
Le Fléau de Dieu, suivi de Autobiographie
Editions Noir sur Blanc
2021
105 Pages