Les mélodies du jeudi – Alexandre Wälti
Un flow-massue qui assène une rime après l’autre comme des coups de poing. Comme si un forgeron tapait une lame encore brûlante contre l’enclume des instrumentaux et que les étincelles seraient des mots. La forge serait son dernier album J’rap encore, sorti sur le label indépendant Bendo Music. Kery James fait partie des rappeurs que l’on reconnaît dès qu’on les entend. Une tessiture vocale immédiatement reconnaissable qui a traversé plusieurs époques sans oublier de se réinventer, particulièrement au niveau de la production.
«Je ne cherche pas le crossover
Ma voix est trop virile pour le vocoder
(…)
Mais moi j’rap encore
Avant de frapper au menton je les frappe au corps
(…)
Je suis dans le 94
Je suis facile à trouver
Comme un blanc en Afrique
Ou comme du sang d’immigré
Sous les semelles d’un flic
(…)
Les rappeurs sont devenus mous
Moi je me suis endurci
Je pourrais te refaire le portrait
Style Kery James de Vinci»
L’ego trip et la punchline calculée sont à l’honneur dès le premier morceau J’rap encore. S’ensuit une succession de leçons rythmiques. Ou quand la rime la plus importante éclate au moment où l’instrumental s’arrête un instant. Dans Blues, Kery James évoque l’origine d’un genre, l’héritage qui coule dans ses veines mais aussi la réalité encore actuelle de l’homme noir en France et ailleurs. Un titre où le flow-massue du MC français se mêle à la voix plus chantante de Féfé, ex-Saïan Supa Crew.
La force de l’album est justement cet équilibre entre des rimes tranchantes et des beats plus légers comme dans les excellents Le Mélancolique et Sans moi. Certes, le propos paraît parfois un peu moralisateur, même s’il est peut-être lié aux différentes opinions que Kery James exprime sans filtres ni compromis. L’impact compte, la réflexion est nôtre. Il a la tendance à dire qu’il sait mieux que les autres. En réalité, à mon avis, cela fait partie du jeu du rap. Ce n’est pas nouveau et c’est sans doute pourquoi il a toujours clivé lorsqu’on parle de sa musique et de ses propos. Et puis, personnellement, celui qui met tout le monde d’accord ne m’intéresse pas vraiment. Son flow se fait ensuite plus saccadé dans A la Ideal J. Il devient aussi plus virulent en utilisant le visuel des Blacks Panthers.
Le morceau Amal mérite enfin une mention très spéciale. Pourquoi? Parce que c’est l’exemple parfait de l’héritage narratif qu’ont laissé les classiques de 2Pac (Brenda’s got a Baby), de Nas (The Message), de IAM (Demain c’est loin), de Oxmo Puccino (L’enfant seul) et qu’ont pratiqué à leurs manières plus récemment Gaël Faye (Petit Pays), Baloji (L’hiver indien) ou encore Flynt (Champions du monde).
Ces morceaux racontent tous des histoires en rimes. Ils permettent à notre regard d’entrer dans celui du personnage. L’effet est encore plus fort lorsqu’il s’agit d’une femme comme Amal Bentounsi dont Kery James écrit l’histoire vraie. Il s’installe ainsi dans la longue tradition des rappeurs qui cherchent à dire plutôt que de crier dans le vide. Peut-être ceux qui laissent une trace plus indélébile à la manière du feu qui fait la lame.
«Amal a grandi dans la hess, à deux ans, elle immigre du Maroc à la té-c’
Elle atterrit dans le 77, cité de la Pierre-Collinet, le ghetto français, c’est pas la jet set
Papa est agent d’nettoyage, maman, femme de ménage; Amal devient adulte avant l’âge
C’est une femme dans un corps d’enfant ; quand on est pauvre, on est pas naïf longtemps
Seule, entourée de quatre frères dans la misère, ça forge le caractère
C’est les années 80, l’époque est paro: un de ses grands frères tombe dans l’héro’
(…)
Alors qu’elle risque de prendre un mauvais tournant, Dieu lui accorde un troisième enfant
Un petit garçon, beau, hnin, il lui ressemble tellement qu’elle l’appelle Amine
Sur la haine, l’amour reprend le dessus; à force de résistance, elle trouve enfin une issue
Après cinq ans de lutte acharnée, le flic est enfin condamné
Amal respire, Amal retrouve le goût d’vivre, Amal désire
Amal a des projets, Amal sourit, Amal a le cœur qui bat, Amal fleurit
Plus d’place pour les incertitudes, Amal reprend les études
A quarante ans sur les bancs d’la fac, Amal veut devenir avocate
Elle pense aux autres, ouais, elle n’oublie pas Amine alors elle pense aux nôtres, ouais
J’écris son histoire pour ne pas oublier c’qu’on peut faire avec de la volonté
T’as vu? Nos sœurs sont belles, immense est le courage qu’elles portent en elles
Dix ans après, fallait qu’j’le répète: on est pas condamnés à l’échec»
Ecrire à l’auteur: alexandre.waelti@leregardlibre.com
Crédit photo: © Youtube – Kub & Cristo