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Politique

Interview

Jean-Louis Thiériot: «Thatcher fut une bouée de sauvetage intellectuelle»14 minutes de lecture

par Nicolas Jutzet
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Jean-Louis Thiériot, biographe français de Margaret Thatcher © Adrien Largemain pour Le Regard Libre

Avocat et historien, député Les Républicains de la troisième circonscription de Seine-et-Marne, Jean-Louis Thiériot est l’auteur de la première biographie de Margaret Thatcher en français. Dix ans après sa mort, retour sur une personnalité qui a marqué l’histoire.

Margaret Thatcher, de l’épicerie à la Chambre des lords est le portrait fin et nuancé d’un destin hors du commun. Incarnation du diable pour certains, figure historique au bilan flatteur pour d’autres, la «Dame de fer» ne laisse personne indifférent. Cela, même des décennies après son règne. Thatcher, c’est tant de choses en une seule personne: une révolution sociale, un changement culturel profond, mais aussi le développement du projet européen et les premières critiques de celui-ci. Entretien avec Jean-Louis Thiériot, son biographe, pour mieux comprendre d’où elle vient et comment elle a redressé un Royaume-Uni à la dérive dans les années 1980.

Le Regard Libre: Dix ans après, comment expliquer la virulence de certaines réactions après l’annonce du décès de Margaret Thatcher? Pour ne citer qu’un exemple, Jean-Luc Mélenchon a dit: «Margaret Thatcher va découvrir en enfer ce qu’elle a fait aux mineurs.»

La violence de ces propos est liée au fait que Thatcher était une personnalité extrêmement clivante. Elle martelait d’ailleurs qu’elle était une femme de conviction, pas de consensus. Comme l’indique sa fameuse phrase «There is no alternative», elle avait pour but d’aller au bout de ses intentions. Ce positionnement clair structure l’ensemble de son parcours politique. Thatcher a réussi à faire passer ses idées et a complètement bouleversé le Royaume-Uni, qu’elle a fait revenir dans la course des grands pays de la fin du XXesiècle sur le plan économique et politique. Mais elle l’a fait à sa manière, sa méthode, qui a été, notamment au moment de la grève des mineurs en 1984, perçue comme brutale par une partie de l’opinion publique.

Pour mieux comprendre le contexte, quelle fut sa «méthode» durant cette grève?

A aucun moment elle ne négocie avec les syndicats. Elle a préparé de façon presque militaire la riposte à la grève, en organisant des stocks de charbons et la logistique pour résister aux blocages. A l’issue de cet affrontement de plus d’un an, elle finit par remporter une victoire inattendue. Une partie du pays gardera de l’épisode une impression de violence sociale incroyable. Alors que l’autre y verra le retour bienvenu de l’ordre. On peut dire que pour cette raison, elle est soit adulée, soit détestée. Thatcher, c’est à la fois des réactions contrastées et un soutien extrêmement fort d’une partie de l’opinion parce qu’elle n’a pas réformé en douceur. Cette femme a véritablement redressé la Grande-Bretagne. En dehors des 10% les plus pauvres, tout le monde en a profité. Notamment les plus riches, c’est vrai, mais pas seulement.

Dans quelle situation se trouvait le Royaume-Uni à cette période?

C’est peut-être difficile à croire aujourd’hui, mais dans les années 1970, le Royaume-Uni est l’homme malade de l’Europe. Ce sont des grèves à répétition, une inflation catastrophique, des finances publiques en déliquescence, obligeant le pays à quémander de l’aide en 1976 au Fonds monétaire international. C’est l’humiliation suprême. Alors Chancelier fédéral d’Allemagne, Helmut Schmidt ira jusqu’à dire que «c’est le seul pays qui sera passé du développement au sous-développement». Quand Margaret Thatcher arrive au pouvoir en 1979, le Royaume-Uni se trouve dans une situation économiquement catastrophique et politiquement bloquée. Son élection est précédée du «winter of discontent» (l’hiver du Mécontentement), soit l’hiver 1978-1979, avec des grèves de grande ampleur et un important désordre. On assiste alors à des scènes d’apocalypse. Durant certaines périodes, les salariés des morgues cessent de prendre en charge les corps pour faire les enterrements. Les dépouilles s’entassent dans la rue! Quand Thatcher arrive enfin au pouvoir, elle s’attèle à tout débloquer. Au vu de la situation, le choc devait forcément être violent.

Qu’est-ce qui vous a tant intéressé chez elle pour lui consacrer une biographie?

On se pose souvent la question, notamment comme élu: est-ce qu’il est possible de réformer un pays, même face à une société bloquée? Thatcher a visiblement montré que oui. C’est l’élément majeur qui m’a poussé à m’intéresser à elle. Par ailleurs, j’étais curieux d’apprendre comment un pays à terre a pu arriver à se redresser, par la mise en œuvre d’idées libérales. Avec la motivation d’en faire le récit le plus honnête possible, en revenant sur ce qui a fonctionné et ce qui a moins bien fonctionné.

«Margaret Thatcher» de Jean-Louis Thiériot © Adrien Largemain pour Le Regard Libre
Quand on lit votre ouvrage, on se rend compte de l’influence prégnante du père de Margaret Thatcher – Alfred Roberts, un épicier – sur sa fille. Il lui explique qu’il faut être capable de penser différemment et de résister à la foule: «Never go with the crowd». Reconnaît-on cet héritage dans son bilan de Premier ministre?

Oui, sur plusieurs points majeurs. D’abord dans sa défense des vertus de la libre entreprise et du libre-échange. C’est dans la boutique de son père qu’elle l’a appris. Elle y voyait des thés et d’autres marchandises venant d’un peu partout dans le monde. Elle voit le libre-échange comme un élément qui permet davantage de choix aux clients, ainsi que la réussite individuelle. Son père était épicier, issu d’une famille modeste. Sa prospérité venait vraiment de ses efforts. Cet élément a joué un rôle important. Les origines de Margaret Thatcher permettent également de mieux comprendre l’importance qu’elle accorde aux valeurs religieuses. Dans un de ses discours, elle explique que toute sa vie a été forgée par la parabole des talents, qui dit qu’il faut faire le meilleur de son talent, et que c’est sur cette tâche qu’on sera jugé. Cela aussi, c’est dans l’épicerie de son père qu’elle l’a appris.

Margaret Thatcher fait ses premiers pas en politique dans les années 1950. A quoi ressemblait alors le Parti conservateur, les Tories, qu’elle rejoint?

Le Parti conservateur de ces années-là, c’est encore un parti conservateur à l’ancienne, qui réunit avant tout de grandes familles dont les enfants sortent des deux universités d’élite que sont Oxford et Cambridge. Avec cette sorte de dilettantisme chic voulant que quand on vient d’une certaine famille, on s’occupe de l’avenir du pays. Il s’agit donc d’un parti qui néglige le travail intellectuel et n’a pas vraiment d’idées profondes. Thatcher incarne le contraire. C’est une femme incroyablement travailleuse et qui a besoin d’avoir une structure doctrinale pour pouvoir porter des idées. En conséquence, elle participe aux travaux de beaucoup de groupes de réflexion qui produisent des études sur des thèmes de société.

C’est donc à ce moment-là que ses convictions libérales se solidifient?

Oui. Elle lit les économistes, notamment ceux de l’école autrichienne comme Friedrich Hayek, qui s’opposent à l’interventionnisme étatique. Elle s’intéresse également aux idées monétaristes de l’école de Chicago incarnée par Milton Friedman, selon laquelle une augmentation de la masse monétaire conduit nécessairement à une hausse des prix. Petit à petit, elle se construit une charpente idéologique. Des années plus tard, au moment où l’on constate l’échec total des politiques défendues par le Parti travailliste – le Labour – et la dérive du Royaume-Uni, elle est la seule à être capable d’exprimer clairement pourquoi le pays est paralysé et à proposer une nouvelle voie, un schéma global cohérent. Dans ce naufrage général, elle est une bouée de sauvetage intellectuelle. Elle préconise des campagnes politiques plus offensives et professionnelles, à l’américaine. Notamment avec des affiches choc, comme celle montrant une longue file d’attente de chômeurs devant une agence de l’emploi, avec le slogan «Labour Isn’t Working» («Le travaillisme ne fonctionne pas»).

Au vu de ses origines, son arrivée au pouvoir marque une véritable révolution sociale.

Thatcher vient d’un monde qui n’a strictement rien à voir avec le schéma classique des élites britanniques. Elle n’a pas l’accent et les codes de l’élite – elle prendra des cours pour s’en approcher. Tout au long de son engagement politique, elle aura pour but de garder les vertus de l’élitisme à la britannique, mais d’en faciliter l’accès en fonction des talents et non pas des origines sociales, comme auparavant. Elle considère que la naissance ne doit jamais être un barrage, mais que ceux qui peuvent s’élever doivent avoir les outils pour le faire. Lorsqu’elle libéralise largement le secteur bancaire, une nouvelle élite du talent, du diplôme, peut émerger, qui diffère des élites sociales d’alors. Sa politique a donc en effet une dimension révolutionnaire, au sens où elle ouvre à des couches nouvelles l’accès aux fonctions d’élite. Un monde nouveau accède aux affaires et au pouvoir.

Son arrivée au pouvoir comme Premier ministre (1979-1990) coïncide avec la présidence des Etats-Unis par Ronald Reagan (1981-1989). On assiste à un changement de paradigme culturel.

Il y a une vraie proximité idéologique entre ces deux dirigeants. Thatcher se reconnaît dans la philosophie de Reagan quand il dit que «l’Etat n’est pas la solution à notre problème, l’Etat est le problème». Thatcher importe au Royaume-Uni les valeurs optimistes de la société américaine, en insistant sur l’importance du travail et de l’épargne. Pour elle, le premier devoir de l’homme, c’est de bien user de sa liberté et de faire des choix entre le bien et le mal. Le choix de l’effort ou de la dépense. Il y a un discours de la frugalité chez Margaret Thatcher, mais qui n’est pas du tout une ode à la décroissance. C’est une défense de l’épargne, car elle permet de bâtir des fortunes.

Thatcher insiste aussi sur une dimension plus philosophique de ce discours libéral classique.

Totalement. Elle souhaite faire triompher l’idée que la réussite matérielle est la récompense logique d’une vie moralement digne. Ainsi, ce n’est plus tant le profit que la façon d’y arriver et surtout d’en faire usage qui détermine si votre comportement est digne ou non. Thatcher apporte sur le terrain politique une dimension philosophique et morale au capitalisme en expliquant que non seulement ce système est celui qui fonctionne le mieux, mais qu’en plus c’est le meilleur en soi. Son discours est d’autant plus crédible qu’elle incarne la réussite du modèle qu’elle défend.

Durant cette même période, alors que le monde devient plus libéral, la France élit un premier président socialiste en la personne de François Mitterrand (1981-1995). Comment expliquer ce décalage?

Notamment grâce au général de Gaulle, qui a appliqué les réformes libérales de l’économiste Jacques Rueff en 1958, la France sort des Trente Glorieuses avec l’impression que tout va bien, qu’il n’y a pas vraiment besoin d’une révolution libérale en France. La Grande-Bretagne fait face à son déclin militaire, économique, politique. Les Etats-Unis également, avec la déroute au Vietnam (1975) et l’humiliation à Téhéran avec la révolution iranienne (1979), qui leur échappe. A cela s’ajoute l’effondrement du système de Bretton Woods, avec la suspension de la convertibilité en or du dollar (1971). Un sentiment de déclin et d’échec habite ces deux pays. La seule voie qui reste à explorer, c’est la libérale, qu’on a quasiment abandonnée depuis la guerre. En France, à l’inverse, c’est le socialisme qui incarne l’alternative.

Résultat aujourd’hui: l’homme malade de l’Europe, c’est la France…

Avec le recul, le grand drame de la France, c’est qu’elle n’a eu ni les réformes de Thatcher ni celles de Gerhard Schröder au début des années 2000 en Allemagne. Emmanuel Macron avait tout en main pour être un Schröder – c’est un rendez-vous manqué.

Jean-Louis Thiériot © Adrien Largemain pour Le Regard Libre
Revenons à Thatcher: elle est la première femme Premier ministre, pourtant elle se dit plutôt féminine que féministe. Pourquoi cette distinction?

Quand on lui demandait quel effet ça lui faisait d’être la première femme Premier ministre, elle répondait qu’elle espérait être là parce qu’elle était la meilleure, et non pas parce qu’elle était une femme. La compétence était sa seule boussole. Le sexe des gens ne l’intéressait guère. Même si bien sûr, elle savait en jouer, comme quand elle disait qu’«en politique, si vous voulez des discours, demandez à un homme. Si vous voulez des actes, demandez à une femme». Mais elle était profondément convaincue qu’il faut s’intéresser aux actes des gens, pas à ce qu’ils sont.

On l’appelle souvent la «Dame de fer». Dans votre livre, on découvre que ce surnom vient… de l’URSS!

Thatcher était une fervente anticommuniste. Elle considérait que les deux totalitarismes que sont le communisme et le nazisme étaient les deux visages de la même monstruosité, celle de porter atteinte à la liberté humaine. Durant les années 1970, qui marquent un certain relâchement des tensions entre les deux blocs de la guerre froide, Thatcher s’oppose à la «détente» qu’elle juge dangereuse sur le plan géopolitique. Elle plaide pour le réarmement et l’intransigeance totale avec les communistes. Ce positionnement fait que le journal de l’Armée rouge la traite de «Dame de fer de l’Occident». Plutôt que de s’en offusquer, elle en fait un slogan, qu’elle porte avec fierté.

Sur de nombreux points, son argumentaire est devenu majoritaire. Mais pas sur le fait que le communisme et le nazisme sont d’égale gravité. L’opinion publique garde encore aujourd’hui, malgré les millions de morts, une image enjolivée du communisme. Comment l’expliquer?

Premièrement, et je le regrette, il n’y a pas eu de Nuremberg du communisme. Ainsi, la condamnation internationale et universelle du communisme n’a pas eu lieu. Ce qui n’a pas permis de thématiser la complicité de beaucoup d’élites intellectuelles avec cette pensée. S’ajoute à cela que la transition vers la sortie du régime communiste se fait plus au moins pacifiquement. De fait, il n’était pas réaliste et souhaitable sur le plan stratégique d’envoyer une partie de l’élite des pays de l’Est en prison. En outre, chaque fois qu’aujourd’hui vous reprochez le bilan de son idéologie à un communiste ou un sympathisant du communisme, il vous dira, de mauvaise foi, que ce n’est pas le vrai communisme qui a été en place. Pourtant, quand on a essayé cent fois et que les cent fois ça n’a pas marché, c’est peut-être qu’il y a un rapport entre la doctrine et le fait qu’à chaque fois elle fait des milliers ou millions de morts…

Un dernier grand thème a marqué le parcours de Thatcher, l’Europe. Dans un premier temps, elle s’est montrée plutôt favorable à la construction européenne, elle l’a même espérée. Son ton s’est ensuite durci.

Sa position initialement positive s’explique par le fait qu’au début, la construction européenne était surtout une grande zone de libre-échange. Au fil du temps, elle devient plus sceptique, s’inquiétant de l’importance que prennent les technocrates et la bureaucratie. Elle s’oppose aussi à la tendance supranationale que prend l’aventure européenne, qui menace de porter atteinte à la souveraineté des pays et donc à la singularité britannique. Ce n’est pas tellement Thatcher qui change, mais plutôt le projet européen.

Son «I want my money back» incarne son scepticisme. Des années plus tard, beaucoup d’arguments des personnes favorables au Brexit ressemblaient à ses critiques d’alors. Thatcher est décédée en 2013, avant le référendum de 2016 qui entraînera le Brexit: à votre avis, qu’aurait-elle pensé de ce choix?

Je déteste faire parler les morts. Franchement, je suis incapable de vous répondre clairement. Mais je crois que les dérives de la technostructure bruxelloise font qu’elle aurait probablement été pour le Brexit. Dans le camp des pro-Brexit, on retrouvait plusieurs arguments. Il y avait bien sûr celui des coûts. C’est le «I want my money back». Mais le Brexit, c’est aussi, peut-être avant tout, une volonté de se débarrasser de la Cour européenne des droits de l’homme, qui est perçue comme portant atteinte à leur souveraineté. Ce qui ressemble à une crainte très thatchérienne.

Thatcher a incontestablement marqué le Royaume-Uni. Mais son bilan n’est pas parfait. Avec le recul, que peut-on lui reprocher?

Je dirais qu’il y a deux choses que Thatcher n’avait pas vues et qui ont eu des conséquences graves. Premièrement, elle n’a pas assez intégré la dimension stratégique à sa réflexion. Quand l’Angleterre a vu son industrie disparaître et devenir une nation de services, cela ne lui posait aucun problème. Elle pensait que le marché devait décider, pas le politique. Or c’est à mon avis une faute, pour la souveraineté et la sécurité du Royaume-Uni. Le deuxième élément qu’elle a négligé, c’est l’aménagement du territoire. C’était une femme des villes, la campagne anglaise l’ennuyait. Cette Angleterre des petites villes et des villages, qui est tellement importante dans la mentalité britannique, ne l’intéressait pas. Thatcher a laissé des déserts industriels et donc économiques se développer. Le fossé entre le Nord et le Sud de l’Angleterre s’est alors creusé. Et c’est ce clivage qu’on a retrouvé dans le vote sur le Brexit. L’ancienne Angleterre industrielle fragilisée, celle du Nord, a clairement soutenu la sortie. Le Brexit peut être interprété comme un appel à l’aide de cette partie du Royaume-Uni, mais c’est une mauvaise réponse apportée à une bonne question.

Co-fondateur du média Liber-thé, Nicolas Jutzet est responsable de projets à l’Institut libéral, en Suisse. Dernier ouvrage paru sous sa direction: Faut-il tolérer l’intolérance?

Vous venez de lire un entretien tiré de notre dossier édition papier (Le Regard Libre N°97).

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