Dans cette lettre ouverte à l’ancienne conseillère fédérale, l’écrivaine Nadine Richon s’inquiète du discours à sens unique sur Israël et la Palestine porté par le Parti socialiste et appelle à davantage de nuance au sein de cette famille politique.
Chère Ruth Dreifuss,
Cette lettre est née de ma lecture attentive de la revue trimestrielle des socialistes de la Ville de Genève, Causes communes d’octobre-novembre 2025. Mon propos porte le questionnement effaré de très nombreuses personnes juives en Suisse romande, ainsi que de leurs soutiens dont je suis. Logiquement – et de plus en plus, étant donné le climat actuel en Europe – ce soutien passe par une réaffirmation du sionisme en tant qu’il a permis la création d’un Etat pour le peuple juif, entièrement façonné par ce peuple, autochtone et issu de la diaspora, pour les Juifs et une partie des Palestiniens arabes.
J’ai trouvé dommage de ne pas tomber dans cette brochure pourtant touffue du PS genevois sur cette question posée par Shimon Peres: pourquoi la Palestine future ne pourrait-elle pas, de la même manière, comprendre une minorité juive soucieuse de vivre à proximité de ses lieux saints? Je suis certaine que vous appréciez cette question autant que moi. Hélas, elle n’a jamais été posée dans cette grosse vingtaine de textes de plumes diverses, mais il est vrai qu’elle entraîne d’autres questions épineuses et sans doute insolubles s’agissant des opinions exprimées.
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La première sensation éprouvée à cette lecture supposée chanter la paix reste vive en moi: si l’on est de gauche, au sens promu ici, on ne peut pas aimer Israël. C’est un retournement terrible, qui ne repose pas uniquement sur cette guerre hélas totale, dont il y avait lieu en effet de réclamer la fin tant elle fut meurtrière, comme dans tout contexte aussi urbanisé, habité par une forte population souvent très jeune. Causes communes en décrit minutieusement les effets dévastateurs, réclame des soins en Suisse pour de grands blessés, le retour massif de l’aide humanitaire, un boycott des armes et je ne m’attarderai pas sur ces déclarations avisées.
Je note aussi l’attention portée à la Cisjordanie, l’un des éléments du plan de paix associé au président Trump, 19e point seulement, mais impossible à esquiver. L’avenir de Gaza ne va-t-il pas de pair avec celui de la Cisjordanie? Au moins peut-on dire que Causes communes se pose la question. Sans aller, toutefois, jusqu’à amender cette publication en partie obsolète en lui associant un texte sur l’accord de paix signé le 13 octobre 2025 à Charm el-Cheikh. Est-ce parce que nous serions «à l’heure où le génocide à Gaza s’intensifie», selon Dominique Ziegler, et où Dominique Choffat affirme pouvoir «officiellement qualifier le génocide, enfin» et dire «l’odeur fétide» de notre Conseil fédéral?
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Hélas, la juste évocation de la Cisjordanie est essentiellement abordée sous l’angle de la Palestine «libre de la mer au Jourdain», pour citer Ataa Dabour, qui se plaint en outre du «caractère mou des manifestations à Genève»: gageons que certaines, dont la récente émeute de Berne, qui a vu affluer bon nombre de Romands, ont dû la rassurer. Elle précise, sur la question d’un seul Etat pour tous qu’elle promeut depuis Genève, que c’est «au peuple palestinien de décider de son futur». Et le peuple d’Israël? Question non posée, superflue, sans doute, car «dans le projet palestinien il y a de la place pour tout le monde», y compris, comme le réclame également la prise de position finale du PS, avec le «droit au retour» de tous les réfugiés palestiniens et de leurs descendants…
Dans quelles conditions pour les Juifs? Nul ne s’en préoccupe au fil de ces pages. Car il ne s’agit en rien de religion, nous affirme-t-on à maintes reprises. Sauf pour ce qui est de la «religion civile» créée selon le politiste franco-libanais Ziad Majed par la «mémoire de la Shoah». Une autre intervenante, Houda Asal, spécialiste du «racisme anti-palestinien», écrit que les Israéliens ont tout simplement «inventé l’antisémitisme palestinien». Depuis le 11 septembre 2001, «l’islamophobie mondiale» se décline en Israël sur la base d’une «supposée infériorité de la race», pardon, ça remonte à plus loin puisque, selon elle, «la Nakba continue depuis 77 ans», au point qu’elle affirme «le droit du peuple colonisé à résister par tous les moyens contre ses oppresseurs». Par tous les moyens.
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Dans une interview du Genevois Alain Bittar, la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD) promeut une image positive d’Israël (quelle horreur…), alors même que ce pays «colonisateur de terres palestiniennes» (sans autre précision), et dont la création aurait été approuvée «seulement par 36 Etats», représente «une menace intégriste pour la paix».
Sans nier la montée d’un intégrisme religieux, en Israël aussi, je m’étonne de ne voir dans ces 47 pages absolument aucune mention de l’islamisme, à peine une évocation des «attaques du 7 octobre 2023» (pour Yasmine Berrada, conseillère municipale, ces «attaques» ont «certes bouleversé la scène internationale», rien sur le traumatisme pour les Israéliens, les Juifs et toute l’humanité), deux ou trois concessions à l’agression subie par Israël de la part du Hamas, une mention du 7 octobre comme la possibilité pour Israël de «profiter de l’occasion» (Dominique Ziegler), quasiment pas de Hamas dans ces textes, et une fois pour regretter qu’on en parle autant! Votre propre texte le mentionne, et vous êtes seule à voir «deux peuples» liés dans la souffrance.
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L’introduction du comité de rédaction évoque, sans nommer le Hamas, «l’horreur indiscutable du 7 octobre», indiscutable, en effet, puisqu’on en discutera si peu afin de parler, indiscutablement cette fois, de génocide et non de guerre, selon le titre de cette introduction: «Mettre fin au génocide». Christina Kitsos, conseillère administrative, plaide pour les enfants sacrifiés, dénonce à juste titre la recherche d’une «victoire totale» et se demande «comment justifier le détournement de l’aide humanitaire», mais sans jamais citer le Hamas!
Pour Sami Kanaan, il y a le «drame indicible de Gaza», il a raison, mais indicible aussi sous sa plume le Hamas et indicibles les blocages de villes, de hautes écoles, de gares, et l’intimidation de concitoyens juifs par nos militants anti-israéliens (par exemple lors des deux manifestations féministes excluant des groupes juifs à Lausanne). Dans ce texte de l’ancien maire de Genève, pas forcément validé par lui, un dessin du magazine satirique Vigousse montre la CICAD en soldat décidé à abattre la «bande à Vigousse», et l’on pense aux assassins islamistes décimant l’équipe de Charlie Hebdo!
Cet ensemble quasiment unanime ne plaide-t-il pas, à lui seul, pour le léger rééquilibrage opéré par la CICAD en son refus de condamner publiquement et unilatéralement Israël, comme l’exigent ces militants? Le malheur de son secrétaire général semble être d’oser employer d’autres termes que ceux d’Alain Bittar, pourtant présenté comme un homme de dialogue par le PS genevois, lequel écrit vouloir «faire entendre une parole forte sur ce conflit, sans nier qu’il puisse en exister d’autres».
La CICAD en son «extrême influence» (D. Ziegler) est épinglée également par Pascal Holenweg citant à la fois le ghetto de Varsovie et Oradour pour résumer le mal israélien dans son texte pour le moins alambiqué, où il banalise «l’abolition d’un Etat», avant d’accaparer l’écrivain David Grossman, dont la puissante critique ne vise pourtant jamais à l’annulation d’Israël! Autre parallélisme douteux, celui de Jorge Gajardo évoquant «les relations économiques et financières entretenues par la Suisse et le Troisième Reich», encore un point Godwin…
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On comprend bien sûr l’angoisse d’Ayman Nasrallah pour sa famille à Gaza. Se voulant lui aussi homme de dialogue, il fustige cependant toute collaboration avec Israël, pour lui «une colonie occidentale implantée à la place des Palestiniens dans l’intérêt des pays européens». Pourtant, il souhaite deux Etats, un combat difficile qu’il faudra aborder en dénonçant, avec ce concitoyen, «la pente annexionniste d’Israël», mais également avec une Suisse avisée et prudente, encore capable de dialoguer avec Israël.
La prudence du Conseil fédéral est fustigée dans cette brochure, et la population générale pourrait aussi souhaiter plus d’engagement, à l’heure où de grands pays reconnaissent la Palestine. Les mots comptent, cependant, je ne reviendrai pas sur les «complices de l’Etat génocidaire» et «l’infecte et nauséeuse couardise» de nos dirigeants, entre autres. Ni sur l’interview de Joseph Daher, où le mot «génocide» apparaît à dix reprises! Je note juste que si la comparaison de Fabian Molina entre Gaza et l’invasion de l’Ukraine peut tenir (mais il faudrait aussi rappeler l’invasion du territoire israélien par le Hamas le 7 octobre), celle entre Israël et la Russie oublie que ce dernier pays n’a absolument rien d’une démocratie comme Israël, encore capable de se renouveler.
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Il y a tant d’oublis dans cette brochure! Par exemple, les roquettes qui tombent sur Israël depuis Gaza et le Liban dans une collusion entre Hamas et Hezbollah, et pas seulement «la population de Gaza vit sous le feu régulier des bombardements israéliens depuis 20 ans». Ou la «distinction entre les biens de caractère civil et les objectifs militaires», abolie uniquement par Israël selon l’experte externe de l’ONU Francesca Albanese, à jamais muette au sujet des otages qui furent kidnappés contre rançon par le Hamas, suppliciés sous terre et constamment menacés d’une balle dans la tête…
Le pire, quand on essaie encore de rester comme moi arrimée à un centre-gauche de moins en moins visible sous l’offensive d’un propalestinisme à sens unique, est de ne pas pouvoir mettre en avant les réussites et les bienfaits d’Israël sans être moquée, voire insultée, par des gens qui reprennent sans sourciller les demi-vérités et la haine envers ce pays, sans même avoir l’excuse de se trouver eux ou leur famille sous les bombes. Le PS Genève présente cette vision outrancière, un peu comme si dans l’autre camp nous ne faisions que donner la parole aux partisans des ministres Smotrich et Ben Gvir et aux idolâtres de Bibi Netanyahou!
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Chère Ruth Dreifuss, comme vous le savez, l’avenir est incertain, angoissant, menacé par des forces sombres de tous côtés. N’amplifions pas leurs voix sous prétexte de «vérité» et de «justice», mais tâchons d’élever les uns et les autres par-dessus les semi-vérités qui diabolisent autrui depuis 1947, si nous voulons répondre aux aspirations d’un peuple sans nier Israël, et propulser cette région dans un futur de paix et de coopération. La Suisse, alors, aura peut-être son mot à dire. En attendant, c’est un plan égypto-américain qu’il faut soutenir pour sortir de cette horrible guerre et aller de l’avant.
Avec mes salutations respectueuses et l’espoir que vous nous aiderez à porter, à gauche, des voix moins caricaturales et plus soucieuses de tisser de vrais liens et de vrais compromis.
Nadine Richon est écrivaine. Ancienne journaliste à L’Illustré, 24 heures et Le Temps, sociologue de formation, elle vit et travaille à Lausanne.