Le Regard Libre N° 39 – Clément Guntern
Malgré son envahissement actuel, la ville de Rome suscite toujours la plus profonde admiration et, parfois, une incompréhension envers un univers à la fois si prégnant et si lointain, que l’on croit souvent comprendre dans son intégralité. Au contraire, la Ville, lieu de mystère, fascine toujours celui qui la désire.
Le ciel gris de Toscane défile derrière les vitres du train filant à pleine vitesse à travers la campagne. Les tunnels dans lesquels s’engouffrent le convoi semblent se creuser dans la moindre aspérité du terrain. Lorsqu’une citadelle, perchée sur un piton rocheux, fait luire ses murs entre deux ondées toscanes, le train entre dans un nouveau tunnel ; puis un autre et un autre encore. Le bruit sec de l’air frappant le train à l’entrée commence à m’agacer. Il est bien loin le temps, où, en calèche ou plus tard dans un train qui prenait son temps, on disposait du temps de rêver aux splendeurs du bout de la route. Le pèlerinage s’arrêtait certes à Florence la belle, offrant ses magnifiques œuvres aux yeux de tous. Mais, là-bas, au loin, dans le vieux Latium, la Ville attendait. Pour l’instant, je me contente de m’assoupir encore quelques instants avant les premiers pas dans l’Urbs et repose ma tête contre celle que j’aime.
L’attirance était forte, je ne pouvais y résister. Au détour d’un livre, l’envie me revint, et l’amour pour elle l’emporta à nouveau. La résistance fut faible et mon cœur battait déjà au bord du Tibre. Le train s’arrête, et le quai bondé s’offre déjà sous mes pas. Les passants pressés me contournent et se pressent pour prendre la voie du Nord. La place devant la gare, tout juste rincée par les nuages que le train n’avait pas encore dépassés, se séchait au soleil. Le temps était venu de déambuler dans les rues et traverser les places de la Ville. Plein d’entrain au départ, je redécouvre qu’aujourd’hui, la Ville, à nouveau prise par les hommes d’au-delà du Tibre, était occupée par une foule grouillante dans ses ruelles et sur ses plus belles places. Le dépit me gagna devant cette indolence. Le pavé, toujours battu par une foule tour à tour morne devant un joyau puis fascinée par une horreur de marbre blanc, encaisse les chocs et protège les entrailles de la Ville endormie au dessous. Mon appétit pour Rome remonte en moi et il me revient que si la surface semble envahie, il me reste la terre, le sol, à explorer. L’esprit, face à la multitude des merveilles enfouies, se met alors divaguer et à rêver.
La sève de Rome
Rome est aussi belle qu’elle est profonde. Les mètres de ruines enfouies soutiennent la Ville encore aujourd’hui et ses entrailles transpirent à travers les pavés usés. C’est finalement son sol qui est son poumon et qui lui donne l’air pour survivre à ces temps mouvementés. L’autre poumon de Rome est à chercher en dehors des immeubles et des monuments, dans la campagne qui l’entoure et qui, depuis l’époque des rois et même avant, nourrit ses habitants et offre ses carrières pour ses monuments. Le paysan du Latium qui travaillait cette terre materna à son tour la Ville qui prenait son essor et c’est à cette campagne fertile sise sur un volcan endormi qu’elle doit son nom grand comme le monde. Les champs et les collines qui entourent la Ville ont généré son plus grand passé mais restent aussi l’avenir d’une métropole qui croît, symbole de la symbiose presque parfaite entre la Ville et sa campagne.
Des sept collines qui bordaient le berceau des premiers Romains, il faut être perspicace pour toutes les distinguer. Le Palatin originel, excavé puis renforcé et agrandi, colline de brique puis de marbre où le terrain se confond avec les constructions, semble élevé par l’homme. C’est sur cette colline que la légende a placé tous les symboles de la fondation de Rome et que le premier empereur y fit bâtir son palais comme pour mieux montrer que lui aussi refonda Rome à sa manière. Les autres, à peines plus visibles, dorment sous les constructions des hommes où elles profitent aujourd’hui d’un repos bien mérité.
Fonder la Ville
C’est donc là, sur deux collines séparées par un marais, emplacement du futur forum, que tout débuta. Dès le début, comme pour marquer l’attache éternelle de la Ville à sa terre, l’expression utilisée pour parler de la fondation de la cité, que Tite-Live reprend pour titre de son œuvre, urbem condere, ne signifie rien d’autre que « tracer un cercle » dans le sol. Les mots mêmes de ville et de Rome se confondent alors dans cette expression d’Urbs. Ville de toujours puisque son nom, son qualificatif de ville et sa fondation coexistent dans le même mot. Pourquoi alors un cercle tracé sur le sol ? Longtemps, on attribua cette légende à la volonté des Anciens de célébrer la fondation de la ville de Rome par un acte symbolique mais qui n’avait jamais historiquement existé. Bien plus tard, les historiens réhabilitèrent la légende, et le sillon tracé dans le sol par une charrue marqua à nouveau la fondation de la Ville. Ce sillon délimita dès son tracé le sacré du profane, la frontière entre Rome et l’extérieur. Limite magique donc, autour du Palatin natal qui protégeait les hommes dans leurs cabanes de bois. Agrandie plusieurs fois par la suite pour diverses raisons, ce cercle magique appelé « pomerium » marqua pour les Romains la limite entre leur ville sacrée et le reste du monde.
Cet acte inscrit dans le sol indiqua pour la suite le chemin à suivre ; l’histoire, dans cette bourgade devenue métropole, devait s’écrire et se construire. Rome nous parle autant par ces textes et que par son urbanisme. Les Romains, dans une langue qu’ils maîtrisaient tous, lisaient leur Ville comme un immense livre au bord du Tibre. A l’intérieur de ses murs, chaque conquête, chaque changement du pouvoir s’écrivait dans un langage de pierre et de symbolique, faisant de ce lieu originel la célébration de la grandeur de la Rome république puis empire. De la personne qui ordonna la construction de l’édifice à son agencement par rapport aux autres monuments, se répondant ainsi par messages symboliques à travers l’espace urbain, en passant par les circonstances de son édification, tous ces détails parlaient aux Romains qui célébrèrent par là, bien plus profondément que par les jeux du cirque, leur identité collective victorieuse.
La Mémoire urbaine
La Mémoire profonde de la Ville ne se trompait finalement pas. Celle-ci fut d’une incroyable précision. En effet, très tôt, les prêtres consignèrent les événements marquants sur le « Tableau blanc » que tout un chacun pouvait lire en déambulant dans les rues. L’on y inscrivait les noms des consuls et des magistrats ou encore les éclipses, les augmentations des prix du blé ou les épidémies. Ainsi, ces informations déposées dans l’espace public devaient rassurer le peuple et lui montrer que Rome était en paix avec les dieux.
Mais la Mémoire de la Ville nous présente surtout une histoire qui accède au statut de légende ; celle d’un petit hameau devenu centre du monde où les hommes braves se muent en héros. Ce récit des hauts faits des temps primordiaux, la plupart des hommes de l’époque le connaissait. Les Modernes, avec leur propre vision de l’histoire, eurent beaucoup de mal à accepter certains mythes fondateurs. D’autres événements, désastreux pour leur part, furent modelés, arrangés par les hommes afin de faire toujours ressortir la grandeur du peuple romain. Comment imaginer raconter à ses enfants et petit-enfants que les Gaulois campèrent plusieurs nuits dans les ruines d’une Rome saccagée ? Les oies du Capitole prévaudront et montreront toujours l’assistance des dieux aux pieux Romains qui les révèrent. Pourtant, ces événements tragiques soulignent d’autant mieux le destin de Rome, car si elle est la ville éternelle, c’est qu’elle a dû naître et mourir tant de fois dans cette terre fertile du Latium.
Rome ne prendra jamais son visiteur pour un simple d’esprit. Rien de ce qui est le plus important nous est offert. Se promener dans ses ruines, mais aussi sur la ville qui la supplantera au Moyen Age et à la Renaissance, c’est se retrouver en permanence sollicité, pour se représenter mais aussi imaginer le passé. Quand on marche dans cette ville, on ne fait que se déplacer dans un rêve, on se trouve dans la création, toujours prêt à voir surgir dans notre esprit de beaux temples et s’élever les colonnes fortes des basiliques. Il faut en plus être à l’affut des moindres détails, des moindres fontaines pour apercevoir les indices de la grandeur passée que Rome n’a eu de cesse de révéler aux passants attentifs. Car ces quelques vieilles pierres perdues parmi tant d’autres plus récentes ne sont que des indices que Rome nous a transmis, comme pour nous rappeler qu’ici, autrefois, s’élevait la plus belle ville du monde.
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Crédit photo : © Laura Fournier