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Que se cache-t-il derrière les rides d’une ville?8 minutes de lecture

par Giovanni Ryffel
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Le Regard Libre N° 50 – Giovanni F. Ryffel

La beauté est promise par les agences touristiques comme un baume qui apaise les névroses d’une vie de bureaux frénétiques, de repas rapides et de stress. Les vacances sont alors la seule lumière qui pointille la vie contemporaine: elles sont presque la goutte exiguë que demande le riche fini en enfer. Mais ce divertissement que l’on promet lorsqu’on visite Porto, Split ou Venise nous permet-il de véritablement goûter la beauté espérée? Et si nous nous désaltérons avec cette eau, que va-t-on laisser à ceux qui ont grandi auprès de cette source?

«Une beauté artificielle, une beauté mensongère», ainsi se plaint un Vénitien de l’état où sa ville a été réduite pour des raisons de profit touristique. Désormais, on commence même à parler de «Venise Park» ou de «Venise Land», comme on parlait des Luna Park et de Disney Land. La ville de Venise est le cas emblématique d’une ville qui a été amenée à se vendre à cause de la décadence économique déclenchée par la chute de la Serenissima, la «Plus Sereine» République de Venise. Tourner les yeux vers cette ex-cité-état peut nous aider à cerner certains problèmes liés à la beauté mensongère du tourisme dans les «villes d’art».

Le cas vénitien

Le cas vénitien est controversé. Contrairement à ce que l’on répète dans les manuels d’histoire, lorsqu’elle fut abolie par un plébiscite organisé après le passage de Napoléon, la République se portait relativement bien sur le plan économique. Du moins, suffisamment bien pour survivre. La dépendance des Autrichiens qui s’ensuivit marqua une période de pauvreté et de décadence, ce qui favorisa la montée idéologique du Risorgimento, à savoir le mouvement d’unification de l’Italie. Beaucoup de Vénitiens y voyaient une manière de reprendre de la hauteur. D’autres y voyaient juste le risque de finir sous l’emprise d’un autre seigneur inique.

Ce fut un bon mélange des deux. Si, d’un côté, le Nord de l’Italie put vraiment profiter du développement industriel dû au royaume d’Italie qui venait de naître, de l’autre côté cela signa le coût d’arrêt officiel de Venise. Le développement avait favorisé les célèbres centres culturels des possessions vénitiennes de terre: Padoue et sa prestigieuse université médiévale fut élargie, Vérone devint connue pour ses opéras: ceux-ci en sont deux exemples splendides! En 1887, déjà vingt ans après l’Unité, toutes les villes étaient liées entre elles par un efficient système de chemins de fer. Venise, qui n’était pas juste une ville maritime, ni une ville développée sur une île devant la côte, mais bien au milieu des eaux lagunaires, à plusieurs kilomètres des rivages, sur plus de trois-cents îles naturelles et artificielles, se retrouva presque coupée de cette évolution.

Sans l’autorité qui lui avait permis de centraliser le pouvoir, les moyens économiques et les arts, Venise n’avait plus qu’à survivre. La naissance du tourisme bourgeois de la belle époque dont témoigne La Mort à Venise, célèbre livre de Thomas Mann, dicta la voie à emprunter pour éviter la faillite totale. On créa le mythe de Venise pour les touristes, que raconte bien, avec beaucoup de poésie, mais aussi de lucidité, Brodskij dans son Watermark, ou Les fondations des incurables. Oui, parce que Venise, depuis le moment où elle s’est abandonnée au tourisme, est devenue l’écrin d’un mystère incurable.

Le spectacle, ce beau mensonger

Prospectus multicolores, flyers alléchants et spots publicitaires aux couleurs les plus vives. Pas une ride, pas un défaut. Tout le monde sourit, une famille court vers sa gaîté sur la plage du Lido; un couple sirote des moments de bonheur dans le bar le plus chic de la ville, le Florian, où rien n’est laissé au hasard, du précieux verre de Murano aux superbes dentelles de Burano. Voilà l’image d’une Venise toute à découvrir. Mais on pourrait parler aussi du centre de Rome, de Paris ou de Barcelone. Dans les publicités, tout y est plus réel que le réel, plus vrai que vrai. Toulouse n’aura jamais été aussi rose que sur ses panneaux de bienvenue, joliment disposés dans le hall de son aéroport.

Mais les villes les plus touristiques nous racontent quelque chose d’autre. C’est le mystère de toute ville qui a subi ce sort. Sa dignité est cachée dans son ostentation. Là où le passé a été le plus noble, là où il a laissé les traces les plus évidentes de sa gloire, c’est là qu’on instaure la machine du spectacle, que ce soit dans les lignes élancées du gothique français à la splendeur exubérante du manuélin portugais. Les monuments, les musées, les œuvres d’art, les places et les églises, tout reste à sa place, mais tout change sournoisement de fonction. Le diaphragme invisible de la spectacularisation s’est déjà glissé entre ces bâtiments, ce qu’ils sont réellement et notre œil.

Le show est désormais nécessaire à faire survivre une ville qui n’a plus – ou ne croit plus avoir – de ressources vivantes dans le présent. De fait, il contribue à tuer ce qui pourrait naître de ressources ultérieures pour la ville, comme des corporations d’artisans, une vie culturelle qui n’est pas limitée aux visites guidées et, pour revenir à Venise, une industrie qui aurait pu être encore florissante. La lumière des fanaux qui illuminent la façade du Palais des Doges, sur la place Saint-Marc à Venise, révèle à notre faim compulsive, typique des grands stressés de la vie citadine, des merveilles architectoniques. Au mieux, c’est le phantasme vorace de l’historien qui s’en trouvera rassasié. Mais cette même lumière nous cache le vrai palais qui était habité par le Doge: celui que les Vénitiens étaient habitués de côtoyer pour se rendre à la messe le dimanche, celui qui avait la puanteur de l’eau salée et les parfums des épices et des encens venus des cités-comptoirs qui appartenaient à la Sérénissime un peu partout en Méditerranée.

Cette réalité nous est occultée par cette même présentation qu’en fait le tourisme. Ce même tourisme qui a fait disparaître le cadre qui nous donnait accès à la réalité de cette ville. Car, de fait, lorsqu’on se rend à Saint-Marc, on n’y trouve plus des Vénitiens que le dimanche. Ses voûtes de mosaïques somptueusement ornées de symboles et d’or ne font plus écho aux chuchotements des prières. C’est maintenant le bruit chaotique des commentaires insensés: de celui qui se plaint que «la glace du Florian était chère» à celui qui, certes, s’étonne de la quantité d’or et se demande «où je peux acheter une carte postale». Cela vaut aussi pour les marchés vénitiens qui se meurent petit à petit. Quel sens y aurait-il donc à vendre du poisson ou des fenouils à des touristes? Fait marquant, les Vénitiens sont seulement cinquante-mille aujourd’hui, alors qu’ils étaient le double dans l’après-guerre et le quadruple dans les années vertes de la ville.

Un mystère: des diamants dans la misère

Mais ce n’est pas tout, il y a également beaucoup de misère. Une blessure tragique. Et cette misère est montrée dans ce que l’on cache ou que l’on voudrait cacher de la ville: bâtiments délabrés, murs qui s’émiettent, le drame des familles qui perdent leur maison après des générations, toute une richesse de travaux qui se meurent, de tissus sociaux qui s’ébranlent, et avec eux la vie de ces personnes, leurs histoires, leur savoir-faire qui avaient encore quelque chose à nous enseigner et à nous partager. Ce qui rendait dense et sensée l’existence de ces gens s’évapore petit à petit du réel pour aller solliciter seulement les goûts et les rêveries des touristes.

Et enfin, il y a la pauvreté éternelle, celle que l’on aurait vu de toute façon et qui n’est pas le fruit du tourisme, mais des Vénitiens eux-mêmes. Ici, on ne trouvera pas de grands boulevards qui portent la marque impériale comme à Paris ou à Vienne. Les publicités ont beau altérer les couleurs des photos avec Photoshop, Venise a été un centre de richesses, d’art et de pouvoir, mais sur le fond elle n’a jamais été rien d’autre qu’un centre de marchands et de pêcheurs de perches qui vivaient dans des maisons étroites, parfois minuscules. La Très Sereine s’est tâchée, avec l’aide des Francs, du sang des habitants de Constantinople, lors du siège de 1204, même si les recherches plus récentes montrent aussi les injustices perpétrées dans l’autre camp. Elle a été aussi le théâtre de luttes politiques féroces et cruelles en son sein. Elle a laissé certains sestiers de la ville mourir dans la misère.

Cette ville a donc plusieurs blessures inguérissables. Celles laissées par son histoire réelle, la vraie pauvreté de son peuple, qu’aujourd’hui on ne voit guère. Et la blessure de ne pas arriver à faire vivre pleinement la Venise des Vénitiens, qui pourtant savent encore être chaleureux et accueillants comme les bons marchands qu’ils étaient. Une ville qui souffre d’un mythe irréel s’alimentant tragiquement de sa splendeur réelle. Celui-ci est le mystère de cette ville presque inconnue qui a survécu au «mystère» créé par les phantasmes hollywoodiens; c’est-à-dire la Venise qui sent le baccalà e polenta dans les assiettes de familles, au caractère fort de la mer adriatique, la Venise qui parle le dialecte du lieu, un dialecte travailleur, qui n’a rien de l’accent napolitain, si tyrrhénien et plaintif.

Et donc? Devons-nous renoncer à tout tourisme dans les villes comme Venise? Peut-être devrions nous renoncer au concept de tourisme, oui, mais pour aller passer de vraies vacances, celles où l’on respecte les lieux que l’on visite. Cette forme de voyage nous investit dans la vie du lieu, pour apprendre de ses habitants à cueillir les fruits qu’il faut y cueillir. Qui, en outre, oserait se comporter en patron là où il n’est que le dernier venu? Chaque ville, même la plus belle, cache un mystère qui n’est pas celui, facile, des attractions touristiques, mais celui des gloires et des misères de ses habitants et de ses bâtiments. Visitons donc le Palais des Doges, mais aussi les ruelles cabossées, qui nous réservent d’autres trésors, parfois le fait même d’accepter une réalité plus humble que l’on avait imaginé. Alors peut-être qu’au lieu de rentrer des vacances avec, au mieux, une sensation d’avoir déchargé les nerfs, nous en reviendrons plus adultes dans notre rapport au monde. Rendons-nous sur place si possible en connaissant quelqu’un du lieu qui nous enseigne à avoir le juste rapport à la ville, celle qui ne ment pas, ni sur ses rides ni sur sa beauté.


Ecrire à l’auteur: giovanni.ryffel@leregardlibre.com

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