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Je bois, tu bois, il parle, nous rions, vous souriez, ils rêvent4 minutes de lecture

par Arthur Billerey
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En période de confinement, relire à petits coups Les nouvelles brèves de comptoir de Jean-Marie Gourio, c’est rire bêtement, s’apaiser, refaire le monde sur commande. Et peut-être ouvrir une réflexion sur le rêve.

Le confinement forcé par la crise sanitaire actuelle du coronavirus est l’occase exquise pour un certain type de lecteur, le plus audacieux, de combler à la pelle son ignorance en lisant Melville, Proust ou Tolstoï. C’est-à-dire d’entamer une lecture longue, lente et soigneuse, en profitant démesurément du pouvoir insolite de la littérature qui est, comme le dit Mona Ozouf, de démultiplier l’existence[1], de changer de rôle et de peau, pourquoi pas chasser la baleine, de changer de siècle et d’âge, pourquoi pas retourner en enfance, de changer de ville et de pays, pourquoi pas sillonner les rues de Saint-Pétersbourg ou de Moscou.

Mais voilà, à chaque odyssée son revers de fortune. Celui du voyage littéraire, c’est qu’il donne soif. Une soif de loup. Une soif de singe qui vous ferait bondir sur la cime des arbres pour boire dans le premier nuage qui passerait par là. Et c’est à cause de cette soif suprême, tapie dans le fond de la gorge, que l’audacieux lecteur mettra de côté son audace, juste un moment, qu’il fermera Melville, Proust ou Tolstoï pour relire à petits coups, par lampées délicieuses, Les nouvelles brèves de comptoir de Jean-Marie Gourio. Car lire ces brèves, c’est boire sur-le-champ, baigner son palais et mouiller sa gorge. C’est sortir de chez soi, s’accouder sur le zinc d’un comptoir de bistrot quelconque, Le Napoléon par exemple, et se faire happer par la présence de votre voisin du moment devenu, en un coup d’œil, fraternel. Et qui vous dit hasardeusement: «Les alcooliques, on les date pas au carbone 14, on les date au Pastis 51.»

Balade de bistrot en bistrot

Depuis l’année 1987, Jean-Marie Gourio, rédacteur pour Charlie Hebdo et Hara-Kiri, scénariste d’émissions à succès, comme par exemple «Les Guignols de l’Info», se balade de bistrot en bistrot pour noter les petites phrases que se disent les gens accoudés aux comptoirs, assis en terrasse ou attablés à côté des toilettes. Bref les gens qui sortent pour trinquer à l’amitié ou à l’amour, pour noyer leur chagrin ou le poisson piranha qui les ronge, pour plaisanter, pour déraisonner, pour se fendre la poire et pour rêver, comme l’écrit lui-même l’auteur en préface: «Quand les gens affairés passent devant le café. Et que nous, restons plantés là. Verticaux, mais pas tous. A causer. De tout. De rien. A déconner. Le vide. Le plein. A se plaindre! Quel plaisir! Vu le prix de l’essence, faudrait la servir avec des biscuits à champagne! A rêver. A boire. Epaule contre épaule. Rêve contre rêve. Vive la fraternité de comptoir.»

Ces petites phrases révolutionnaires, immédiates, brutes de décoffrage et dont l’allure primitive flamboie comme des étincelles, mettent en mots colorés le quotidien parfois gris. On pourrait dire de ces petites phrases qu’elles sont drôles, toniques, foudroyantes, qu’elles font l’école buissonnière de la pensée raffinée et polie, tempérée aussi, pour nous emmener sur des pentes vertigineuses, raides, grasses et glissantes, desquelles nous tombons en éclatant de rire, comme l’enfant que nous étions. L’alcool fait son travail de fourmi avec perfection. Et ces petites phrases portent en bandoulière une part de poésie et d’humour, de vengeance tardive, de plainte nationale, d’enthousiasme absurde qui font plutôt sourire et qui nous rendent «l’œil clair à travers honte et brume[2]».

Tous les sujets de société y passeront, du sport à la politique: «Tu plies de Gaulle au milieu, ça te fait deux Sarkozy», de l’art à l’armée: «Un sous-marin nucléaire, il ne faut pas qu’il fasse des bulles», de la médecine à la recherche: «Avec les nanotechnologies, ils construisent des petits trains dans un cheveu, mais pour aller où?», de la philosophie à la sociologie: «Une famille avec quatre gosses, ça se range dans une boîte à œufs», de l’architecture à la religion: «Dieu a fait l’homme à son image, sauf pour le logement», de l’ethnologie à l’éthologie: «Un chien de traîneau dans un taxi, normalement, c’est lui qui conduit», de la sexualité à la gastronomie: «Le kangourou, c’est une bonne viande, en plus, il y a la poche pour mettre les frites.»

Mais ces petites phrases mises en regard les unes des autres ne seraient rien sans l’aspect collectif qui se dégage d’une telle investigation journalistique. L’humain est cœur de ces brèves. L’humain de tous les jours, qui accueille les tribulations de la vie autant que les petits bonheurs comme une caresse vivante. Au-delà du rire, de la boisson et du comptoir, au-delà des contingences du réel, il y a le rêve qui nous déloge tous de la même enseigne. Et rêver est universel. C’est un peu le fluide le plus précieux de la planète.


[1] Pour rendre la vie plus légère, Mona Ozouf, sous la direction d’Alain Finkielkraut.

[2] Médieuses, Paul Eluard

Crédit photo: © Juliana Styles/Pexels

Ecrire à l’auteur: arthur.billerey@leregardlibre.com

Jean-Marie Gourio
Les nouvelles brèves de comptoir (Tome 1)
Robert Laffont
2008
416 pages

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