En suspendant provisoirement les films où Depardieu tient la vedette, l’audiovisuel public fait au minimum cinq fautes en une. Non seulement il faut distinguer l’homme et les œuvres, mais ce choix ouvre la boîte de Pandore et la RTS se tire une balle dans le pied.
Dans la foulée de l’audiovisuel belge, la Radio Télévision Suisse (RTS) a fait le choix fin décembre «d’écarter ponctuellement» de sa programmation les films dans lesquels Gérard Depardieu tient un rôle principal. Cela, parce que l’acteur français, accusé de viol et d’agression sexuelle par plusieurs femmes, a défrayé la chronique en apparaissant dans des images diffusées par l’émission «Complément d’enquête» où on le voit multiplier des sorties obscènes à destination de la gent féminine. Une fillette à cheval passant non loin de lui est même sexualisée dans une des mauvaises blagues qu’il aligne auprès de son entourage. La décision de la RTS s’avère, elle aussi, une bien mauvaise blague… Pour au moins cinq raisons.
1. Les œuvres se distinguent de l’homme.
Bien qu’on ne puisse pas séparer strictement l’acteur de la personne, il est possible d’admirer son talent artistique indépendamment du reste. Quand bien même on serait d’avis qu’une œuvre est marquée par la conduite de son créateur, cela ne serait pas sa seule dimension. Sinon, on ne pourrait pas lire le célèbre Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline autrement que sous le prisme de l’antisémitisme de l’auteur, ce qui est absurde. Il existe des lecteurs de ce roman qui l’apprécient sans rien connaître de Céline.
Une majorité de Romands peut avoir été choquée par le comportement de Depardieu dans les images de «Complément d’enquête» – si tant est qu’il y en ait autant qui les aient vues, ce qui est peu probable: ces mêmes Romands peuvent en même temps affectionner les films dans lesquels joue l’acteur. En supposant le contraire, la RTS ne prend-elle pas ses téléspectateurs pour des idiots?
2. Suspendre des films au motif que le public peut «se sentir majoritairement heurté» pose la question du critère.
A partir de quand une personnalité devient-elle indésirée des Romands, et comment la RTS fait-elle pour le «sentir» (c’est le verbe employé deux fois par le porte-parole interrogé par l’AFP)? Y a-t-il un degré d’immoralité à atteindre? D’ailleurs, la RTS sait-elle ce qu’est une moralité exemplaire? Pierre Palmade, on a compris qu’on ne le verrait plus. Mais alors, les films de Polanski? Ceux produits par Weinstein? Du reste, parle-t-on seulement d’actes et de paroles touchant au sexe ou d’autres types de méfaits entrent-ils aussi en compte? Et doivent-ils avoir un caractère judiciaire?
Concernant «Gégé», ce sont apparemment ses propos graveleux qui ont suscité le rejet, pas les plaintes pénales. Mais imaginons qu’on retienne ce critère juridique: Depardieu est présumé innocent. La RTS pourrait dire que le retrait de ces films est provisoire et que si l’acteur est reconnu coupable par les tribunaux, elle confirmera sa décision, mais pourquoi cette double peine pour l’acteur? Pourquoi un média ferait-il une seconde fois le travail des juges?
A lire aussi | David de Pury: le dialogue artistique plutôt que le déboulonnage
Même Mein Kampf est disponible dans des librairies, dans une version très annotée pour contextualiser le propos. Justement, c’est son contenu qui rend pertinent le débat autour de ce livre: dans ce pamphlet, Hitler appelle à la violence. Nul film avec Depardieu ne fait l’apologie d’un crime.
3. Le service public ne devrait pas viser à montrer au public seulement ce qu’il veut voir.
Au contraire! Pourvu qu’il nous heurte. Tout comme le journalisme, qui vise à transmettre des informations et réflexions au public, que celles-ci lui plaisent ou non, la fiction a entre autres facultés celle de nous faire réfléchir, et parfois changer d’avis. Un bon programmateur ne cherche pas à choyer sa clientèle, il vise à lui proposer une offre de qualité.
4. En plus, un film, c’est une œuvre collective.
Il est regrettable de punir toute une équipe d’artistes, de salariés, pour la méconduite d’un seul homme.
5. En prenant cette décision, la RTS affaiblit le service public.
Qui veut regarder un film avec Depardieu dans un rôle principal peut toujours le faire: il se rendra sur des chaînes privées ou des plateformes de streaming qui n’ont pas choisi pour lui ce qui pourrait le choquer. Une situation d’autant plus ironique qu’elle intervient dans le contexte d’une votation à venir sur le montant de la redevance audiovisuelle, que d’aucuns souhaiteraient abaisser. La RTS voudrait scier la branche déjà entaillée sur laquelle elle est assise qu’elle ne s’y prendrait pas autrement.
5 commentaires
A chaque fois je lis des articles et des réflexions qui élèvent le débat public. Pour ce bonheur intellectuel renouvelé, un grand merci ! Philippe Bender, Fully (Valais).
Merci beaucoup, cher Philippe!
merci pour vos commentaires “éclairants” ….davantage d’éléments permettent de comprendre, sans juger, merci. Micheline Sagourin
Merci beaucoup, Madame. N’hésitez pas à vous inscrire à notre infolettre gratuite (https://leregardlibre.com/newsletter/).
Tout cela est une super pub pour lui