Sur la place Pury, à Neuchâtel, il y a désormais deux statues du même David de Pury: l’une érigée en 1855, l’autre en 2022. Cette dernière répond aux critiques récentes autour de la mémoire de l’homme d’affaires ayant fait fortune grâce à l’esclavage. Judicieux!
La nuit du 12 juillet 2020, la statue de bronze de David de Pury installée sur la place portant son nom est aspergée de peinture rouge. Ses auteurs, s’inscrivant dans le contexte international du mouvement anti-raciste Black Lives Matter, revendiquent une action contre le commerce des esclaves dont le négociant neuchâtelois a tiré une grande partie de sa richesse. S’ensuit une pétition demandant le déboulonnement de la statue et une réponse de la Ville: un appel à projets artistiques pour encadrer et contrebalancer la polémique.
Deux ans plus tard, la première des deux œuvres choisies est dévoilée. Il s’agit de Great in the concrete de Mathias Pfund. Quelques mètres devant la statue initiale, un petit bronze représente David de Pury, la tête en bas, fichée dans le socle en béton. Un geste iconoclaste! L’artiste genevois cherche ainsi à décaler le regard et nous faire apparaître les «grands hommes» sous un jour moins glorifié. De cette confrontation, il en résulte un habile jeu de miroirs qui présente le bienfaiteur de la ville sous deux visages: l’un très consacré, dans la plus pure tradition des sculptures commémoratives; l’autre plus effacé et surpassé par l’histoire coloniale.
Plutôt que de déboulonner les statues, déboulonner les métaphores
L’œuvre de Mathias Pfund peut également se voir comme une métaphore: l’adage «des nains juchés sur les épaules de géants» illustrant l’importance de prendre appui sur les générations antérieures pour appréhender le monde se retrouve ici retourné. La querelle des anciens et des modernes a basculé. Il n’est plus question de prendre exemple sur les figures d’avant, mais de renverser le passé.
Les deux œuvres sont accompagnées par une plaquette explicative qui a pour but de situer brièvement la vie de ce négociant du XVIIIe siècle et l’érection posthume de la statue. «Il s’agit également d’un hommage aux personnes privées de liberté, exploitées et déshumanisées dans le cadre du commerce triangulaire», a expliqué Thomas Facchinetti, conseiller communal en charge de la cohésion sociale.
Au printemps prochain, ce sera au tour de l’artiste neuchâtelois Nathan Solioz d’exposer Ignis Fatuus, une installation lumineuse évoquant les âmes des esclaves morts lors des traversées de l’Atlantique en bateau, hantant encore les sociétés actuelles.
Une démarche globale de mise en lumière
Ces deux œuvres s’inscrivent dans une volonté de sensibilisation et de questionnement historique de la Ville, puisque d’autres actions devraient être prochainement mises sur pied pour mieux connaître la participation de Neuchâtel à la traite coloniale, à l’instar du parcours pédagogique et interactif «Neuchâtel, empreintes coloniales», qui a été inauguré le 22 mars dernier.
Plutôt que de céder à la vindicte populaire demandant le retrait de la statue incriminée, la Ville a préféré lever le voile sur certaines zones d’ombre de son histoire au moyen d’un dialogue artistique. Une réponse intelligente, mesurée, à la cancel culture (ndlr: la culture de l’annulation, à laquellent participent les déboulonnages de statue ou les censures d’œuvres). Si la méthode choc consistant à vandaliser un édifice public est fortement regrettable, cela a néanmoins permis de secouer les esprits et de donner naissance à tout un processus de réflexion au sein des autorités communales.
Finalement, c’est un véritable acquis quand un tel sujet arrive dans le débat public. Même si cela a dû se faire au détour d’une action «agressive»… On ne retiendra de cette polémique que le positif: son mérite de faire ressurgir l’histoire pour mieux la commenter.
Ecrire à l’auteur: quentin.perissinotto@leregardlibre.com