Les mercredis du cinéma – Eugène Praz
La comédie dramatique américaine Bernadette a disparu (Where’d You Go, Bernadette en version originale), sortie en 2019 et réalisée par le Texan de talent Richard Linklater, est une adaptation réussie d’un roman épistolaire de Maria Semple, publié en 2012 et au large succès populaire. Un montage soigné, un savant dosage d’humour, de situations rocambolesques et d’émotions authentiques sont mis au service de cette histoire d’une ancienne architecte que sa vie relativement oisive depuis son déménagement de Los Angeles à Seattle avec son mari, qui travaille pour Microsoft et promeut d’audacieuses inventions, et leur fille surdouée de quinze ans, ne parvient pourtant pas à satisfaire pleinement. Surtout, il s’agit en définitive d’une ode à l’amour mère-fille.
Pour une raison mystérieuse, Bernadette Fox (Cate Blanchett, qui livre comme toujours une excellente performance) ne veut plus entendre parler de son passé depuis des années. Elle était pourtant reconnue comme une sommité par ses pairs du landerneau de l’architecture, tandis que son nom est parfois encore cité par certains étudiants à côté des plus grands: Frank Lloyd Wright, Mies van der Rohe, Frank Gehry, Renzo Piano… Préférant vivre recluse dans sa grande maison délabrée plutôt que de s’infliger des discussions oiseuses avec les parents, qu’elle juge ennuyeux et importuns, des camarades de sa fille Bee (Emma Nelson), elle éternise nonchalamment une vie de bricoleuse au foyer, où son assistant virtuel, Manjula, soi-disant basé en Inde, lui sert de confident. En réalité, ce nom cache un groupe criminel russe, prétexte à une sous-intrigue où un agent du FBI, Marcus Strang (James Urbaniak) vient chez elle, en même temps qu’une psychiatre engagée par son mari Elgie Branch (Billy Crudup), qui craint pour sa santé mentale, suite à la découverte d’un bocal rempli de médicaments non identifiés dans une armoire. Le talent du réalisateur réside dans le portrait d’une personnalité asociale, mais d’une façon toujours bienveillante et de telle sorte que son spectateur comprenne les motivations, démotivations et déceptions de Bernadette, ainsi que de sa fille, qui lui ressemble à plus d’un titre.
Rapports de mauvais voisinage
Il est loin, le temps des grands projets architecturaux avant-gardistes, pour la réalisation de l’un desquels Bernadette avait reçu la prestigieuse bourse MacArthur! Ils ont désormais fait place à la décoration inventive, certes, mais qui n’est sans doute qu’un alibi, de sa maison de Seattle. Il faut souligner, outre cette demeure, les choix de décors très judicieux faits dans ce film, même pour détonner, tant pour les scènes d’intérieur (un lustre de Dale Chihuly dans une pharmacie) que d’extérieur (les scènes antarctiques, en partie filmées au Groenland). La première moitié du film expose et développe ce que la vie de cette quinquagénaire est devenue, tout en laissant comprendre de quelles hauteurs professionnelles et créatrices Bernadette a chu, au travers d’une vidéo documentaire sur sa carrière, qu’elle découvre sur internet, après en avoir entendu parler par l’une de ses ferventes admiratrices, dont elle repousse la demande de selfie à deux avec un panache de tragédienne. On découvre ainsi les relations exécrables et la distance qu’elle entretient avec sa voisine Audrey (Kristen Wiig), mère d’un camarade de Bee, et d’autres parents d’élèves, telle Soo-Lin (Zoë Chao), par ailleurs associée d’Elgie. La vie de Bernadette atteint un point de non-retour dans la déchéance lorsque, à la suite d’un débroussaillement de ronces commandé par elle, un glissement de terrain remplit le rez-de-chaussée de sa voisine de boue, qui plus est pendant une fête de parents et d’enfants sous forme de brunch – auquel Bernadette ne participe pas, bien sûr…
Une scène marquante est celle où Bernadette roule en voiture sur le pied d’Audrey qui, à la sortie de l’école, court vers la voiture où la mère et sa fille sont assises afin de lui parler d’une de ses histoires de parent d’élève. Pour Bee, priorité au chien, enfermé par accident dans le confessionnal de leur maison, qui se trouve être une ancienne école religieuse. La mère se range à l’avis de sa fille et appuie sur le champignon; l’exultation se lit sur le visage des deux amies, dont le hasard veut qu’elles soient aussi mère et fille. Les cris de douleur et l’indignation d’Audrey ont quelque chose de rafraîchissant, et on se dit que Bernadette doit avoir ses raisons d’avoir agi si abruptement.
Une relation privilégiée
Le centre affectif de la vie de Bernadette n’est guère son mari Elgie, personnage peu charismatique au sourire crispé, mais bien sa fille Bee, dont le vrai nom est Balakrishna et qui ne rêve que de visiter l’Antarctique, dont elle a lu, se surpassant, les récits des explorateurs, et de découvrir les manchots, dont elle semble bien connaître les espèces présentes sur le froid Continent Austral. Cela tombe à point nommé, puisque ses brillantes notes de fin d’année obligent ses parents à tenir leur promesse de lui offrir à peu près ce qu’elle veut. Son souhait, annoncé dès le début du film? Un voyage en Antarctique avec ses parents, qui acceptent de partir avec elle. Mais l’agoraphobie de Bernadette, qui lui rend pénible toute sortie de chez elle, lui fait trouver un alibi, auquel elle renonce par amour pour sa fille. Néanmoins, elle s’échappera de chez elle, excédée par son mari escorté de la psychiatre et de l’agent du FBI, et trouvera refuge chez sa voisine, soudain devenue conciliante et capable de restaurer quelque peu les fois chancelantes en l’humanité, et ce malgré la joie maligne que l’on n’a pas pu s’empêcher d’éprouver au spectacle de ses récents déboires.
Bernadette décide finalement de partir pour l’Antarctique, sans sa fille ni son mari. Mais Bee mène l’enquête, et comprend où sa mère s’est envolée. Avec l’aide de son père, après avoir fermement insisté auprès de lui, elle retrouvera sa mère en Antarctique, mais entre-temps, Bernadette aura su redonner du sens à son existence diminuée: au culot, elle parvient à se faire engager comme architecte du projet de reconstruction de la base de recherche scientifique au pôle Sud dans des conditions extrêmes, ce qui représente le renouveau d’une carrière interrompue par la destruction, naguère, de son chef-d’œuvre architectural.
Les nombreux moments de complicité très forte entre Bernadette et Bee ne laissent planer aucun doute sur l’amour qui les relie. Au détour de la chanson Time After Time de Cyndi Lauper qu’elles entonnent dans la voiture au son de la radio ou d’un disque, ou lors d’une accolade, ou de la défense de la mère par sa fille contre la voisine, ou d’un spectacle d’enfants accompagnés au shakuhachi par la grande Bee qui amène quelques larmes d’attendrissement sur le visage de Bernadette, l’émotion que l’on éprouve n’est pas un crime. On peut, sans risque de commettre d’erreur, qualifier l’histoire de cette fille de quinze ans qui part au bout du monde pour retrouver, au terme de savants calculs et d’une course effrénée, sa mère qu’elle aime plus que tout au monde, de bouleversante.
Le superbe plan en plongée d’ouverture du film, qui montre huit kayaks avançant dans les eaux froides des abords du Continent Blanc et dont un se détache des autres pour choisir une autre direction, présente déjà symboliquement le personnage de Bernadette, qui est d’ailleurs bien la huitième rameuse. Son indépendance d’esprit la pousse naturellement, comme toujours, à prendre le large. Pendant que l’on voit Bernadette contempler les neiges, les glaces et peut-être l’étrangeté de sa propre vie, la voix de sa fille Bee, la narratrice, évoque tendrement sa mère dans une réflexion anthropologique et comportementale, signes de son esprit précoce et de son amour inconditionnel. Puis on est ramené cinq semaines plus tôt, afin que l’on comprenne cette excursion initiale. A la fin, on sait que très bientôt, mère et fille embarqueront vers de nouveaux miracles…
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