Le premier film réalisé par Zoe Kravitz, un thriller psychologique, est une dénonciation acerbe de la «masculinité toxique» des milliardaires. Qui n’est pas sans rappeler le premier opus de Jordan Peele, qui usait des ressorts du genre pour s’attaquer au racisme.
Un cadre idyllique et isolé. Un protagoniste entraîné hors de ses repères. Et très vite, l’impression oppressante que quelque chose ne tourne pas rond. Que la beauté cache la laideur. Ce résumé s’applique aussi bien au premier film de Zoe Kravitz, Blink Twice, qu’à celui de Jordan Peele, Get Out (2017). Dans ce dernier, le protagoniste afro-américain rencontre la famille blanche et aisée de sa petite amie dans leur villa à l’environnement champêtre. Et sous l’apparente tolérance et l’accueil chaleureux que lui réservent ses beaux-parents, point progressivement l’hideuse réalité: un trafic de personnes noires, comme aux pires temps de la traite négrière. Sorti la même année que l’avènement de Trump et les émeutes suprémacistes de Charlottesville, le film a touché une corde sensible dans une Amérique qui se débat encore avec ses démons.
Zoe Kravitz signe presque exactement le même film, mais en s’attaquant elle au sexisme; elle a remplacé le personnage noir contre une femme, les suprémacistes blancs contre les hommes toxiques, en gardant le même propos: le pouvoir qui s’empare du corps des femmes.
Et comme Get Out conjurait les spectres du passé, Blink Twice conjure ceux des violences faites aux femmes: Harvey Weinstein, l’île de Jeffrey Epstein et son trafic pédocriminel.
Ce que la caméra ne montre pas
Subjuguée par l’aura d’un milliardaire de la tech, (Slater King, joué par Channing Tatum), et par l’univers des ultra-riches en général, la serveuse Frida (Naomi Ackie) réussit à se glisser parmi eux lors d’une soirée, en revêtant une robe cocktail à la fin de son travail. Slater lui propose de les suivre, ses amis et lui, sur son île privée, sa soi-disant retraite spirituelle. Ses atours de gourou, ses apparences de parfait gentleman, la volupté rustique mais chic de son hacienda, les flots de champagne et de drogue, d’autres belles filles qui semblent en confiance, tout est fait pour endormir les sens de Frida. Qui finira néanmoins par découvrir l’envers du décor.
Si le film rappelle Get Out sans pour autant en être une pâle copie, c’est parce qu’il se démarque nettement formellement. Le début du long-métrage consiste presque exclusivement en des plans très rapprochés sur les visages, laissant l’arrière-plan dans le flou. La caméra s’attache aux expressions de Channing Tatum et de Naomi Ackie, démontrant son emprise sur elle. Le spectateur est aveugle, coupé du contexte. Décors et costumes obéissent à un code couleur tout en contrastes: les personnages portent du blanc, les murs de l’hacienda sont rouge sang – une exubérance qui tranche avec le plus sombre Get Out.
En filmant cette bacchanale faunesque, Kravitz dénonce le cadre imposé aux femmes, ce besoin d’être vues et désirées par les hommes, la superficialité du luxe, la compétition féminine…
Un mal pas si banal
Si le film est indéniablement réussi, il y a fort à parier qu’il n’aura pas le même impact que Get Out. Les scandales de l’ère #MeToo sont déjà loin, dans cette société où un buzz chasse l’autre. Par ailleurs, il ne permet pas d’introspection plus profonde. Là où Get Out mettait la classe moyenne blanche face à ses faux-semblants inclusifs, Blink Twice brosse le portrait du mal (mâle) absolu: Epstein et Weinstein, l’abus de pouvoir et l’impunité des riches. Ce n’est pas la violence ordinaire contre les femmes, celle qui peut s’instiller dans chaque chaumière, dans chaque couple, dans chaque lit, comme l’écrivait le psychiatre Philippe Brenot, que montre le film; Blink Twice, au final, met à distance le propos: tout le monde peut condamner Slater King sans équivoque, et personne ne se reconnaîtra en lui.
Ecrire à l’auteur: jocelyn.daloz@leregardlibre.com
Zoé Kravitz
Blink Twice
Avec Naomi Ackie, Channing Tatum, Geena Davis, Christian Slater
Août 2024
102 minutes