Leni Riefenstahl, énième documentaire sur la réalisatrice allemande, explore ce qui a pu pousser une si brillante artiste à mettre son talent au service du régime nazi.
Pourquoi consacrer à nouveau un documentaire à Leni Riefenstahl? Ce n’est pas la première fois que la cinéaste est analysée à l’écran: l’auteure de films de propagande pour le compte du régime nazi a déjà fait l’objet d’un reportage diffusé en 1982, d’un docu-portrait en 1993 (approuvé par elle-même) et d’un documentaire d’Arte en 2020. N’a-t-on pas déjà tout dit sur cette figure ambiguë de l’histoire allemande, au centre de tant de controverses durant sa très longue vie (elle est décédée en 2003 à l’âge de 101 ans)?
Sandra Maischberger, en tout cas, n’avait pas encore tout dit. La journaliste, qui est la productrice du film, est une icône du talk-show en Allemagne, et elle a elle-même interviewé Riefenstahl à l’occasion de son centième anniversaire en 2002. Elle a expliqué plus tard au Tagesspiegel avoir eu le sentiment que Riefenstahl lui avait menti, et de ne pas être parvenue à lui faire dire des choses substantielles.
C’est donc de manière posthume qu’elle la fait parler: les héritiers de la cinéaste ont en effet ouvert leurs archives à Maischberger et au réalisateur Andres Veiel.
Le deuil de l’artiste naïve
Le film met définitivement au placard le mythe d’une réalisatrice naïve, obnubilée par l’art, ayant prêté son talent au régime nazi sans se rendre compte de ses horreurs, alors même qu’elle contribuait à le construire, du moins dans sa projection symbolique et stylistique. Riefenstahl elle-même s’est appliquée toute sa vie à diffuser cette image d’une artiste passionnée et peu politisée, à rejeter l’étiquette «film de propagande», tout en insistant qu’elle n’avait jamais eu connaissance des crimes commis au nom de l’Allemagne. Elle n’a eu de cesse de l’asséner, interview après interview, plainte en diffamation après plainte en diffamation.
Inculpée, puis considérée comme une simple «sympathisante», ou «Mitläuferin», Riefenstahl ne sera pas condamnée à Nuremberg. Elle passera néanmoins toute sa vie à se défendre face à ceux qui lui reprochent son implication. Dur de croire, en effet, qu’elle a pu demeurer ignorante des crimes du régime allemand, elle qui a été mariée à un officier ouvertement nazi, elle qui avait côtoyé de près Hitler et Goebbels, au point d’écrire une lettre de félicitations au Führer après la chute de Paris et de se déclarer «effondrée» à l’annonce de sa mort. Et que dire des figurants Sintis et Roms, engagés pour son film Tiefland en 1940? Pouvait-elle vraiment ignorer qu’on était allé les chercher dans un camp d’internement, puis que la plupart d’entre eux furent gazés à Auschwitz?
De la propagande nazie à la sienne
L’originalité du document se situe surtout dans son esthétique: la narration se construit à partir d’extraits de films de Riefenstahl, de bribes de ses interviews au fil des années d’après-guerre, et de photographies de ses archives. Les scènes les plus glaçantes sont celles où des portraits d’elles s’enchaînent et se fondent entre eux: Leni Riefenstahl, fantôme du passé, surgit du néant et fixe directement la caméra. Photos sépia de celle qui fut danseuse étoile, actrice de renom, réalisatrice de génie, puis photographe et enfin vieille dame au regard dur. Elle brise le quatrième mur et se projette face à nous comme un miroir.
Leni Riefenstahl, c’est aussi tous ceux qui se taisent face à la barbarie. Elle interroge la façon dont le peuple allemand surmonte les crimes du IIIe Reich. Son déni épidermique, véhément et implacable est révélateur d’un réflexe défensif qui n’est pas sans rappeler le fameux «je ne faisais qu’obéir aux ordres» d’Adolf Eichmann. Elle dit d’ailleurs elle-même dans une interview qu’elle n’avait fait que suivre la vague, comme 90% des Allemands dans les années 30. Le documentaire montre aussi qu’elle a été soutenue par des centaines de personnes anonymes: elle recevra toute sa vie des lettres et des appels de gens l’estimant victime d’une chasse aux sorcières, partageant son point de vue: comme elle, ils étaient innocents, que pouvaient-ils faire face au parti nazi?
Et pourtant, comme Eichmann, elle ne peut s’en tirer à si bon compte. Le film démonte son argumentaire point par point, brossant le portrait d’une femme agressive, n’ayant à aucun moment exprimé des regrets, ni même d’empathie pour les victimes de l’holocauste.
Riefenstahl semble avoir continué, au-delà de son travail de cinéaste qu’elle n’a pu exercer après la guerre, ostracisée par le milieu, son œuvre de propagande: la sienne. Comme elle avait savamment orchestré l’esthétique nazie, brouillant le réel par la grandiloquence de sa mise en scène, elle a mis en scène sa propre histoire.
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Andres Veiel
Leni Riefenstahl. La lumière et les ombres
Avec Ulrich Noethen et Leni Riefenstahl
Novembre 2024
115 minutes