L’émoi suscité jusqu’aux plus hautes sphères par la nomination de l’ex-boss de Valeurs actuelles à la direction du Journal du dimanche relève d’une indignation sélective et mal placée. Petit développement du point de vue que j’ai pu exprimer à la RTS le 4 juillet.
C’était il y a un mois jour pour jour. Le 23 juin, Geoffroy Lejeune, ancien directeur de la rédaction de l’hebdomadaire conservateur Valeurs actuelles, était officiellement nommé à la tête du Journal du dimanche (JDD). Depuis la rumeur de sa nomination relayée par Le Monde la veille, les journalistes de ce magazine français de référence, plutôt de centre droit, ont annoncé qu’ils faisaient grève. Cela, en raison d’un «refus d’être dirigée par un homme dont les idées sont en contradiction totale avec les valeurs du journal», selon un communiqué de la Société des journalistes publié le 22 juin.
La grève se poursuit aujourd’hui encore, la faisant dépasser le cap d’un mois qui avait été la durée de la grève des journalistes de la chaîne iTélé, devenue CNEWS, lors de son rachat par le milliardaire Vincent Bolloré en 2016. La même crainte s’exprime depuis un mois: l’homme d’affaires aurait des idées d’extrême droite, qu’il répandrait en reprenant de plus en plus de médias hexagonaux. Son groupe Vivendi est en effet sur le point d’avaler Lagardère, propriétaire du JDD, de Paris Match et d’Europe 1, après une offre publique d’achat réussie. De nombreux observateurs voient dans l’arrivée de Geoffroy Lejeune à la tête du seul dominical français d’importance une «mainmise de Bolloré».
Si la validation de la direction d’un média par sa rédaction est un vrai débat, il ne concerne que le média en question. Tout ce que le pays compte d’élites se voulant du camp du bien en a pourtant fait un sujet politique. Pas moins de 400 acteurs du monde politique, économique, social, culturel, associatif ou sportif ont ainsi signé une tribune dans Le Monde pour déclarer que «le JDD ne peut devenir un journal au service des idées d’extrême droite». La ministre de la Culture elle-même s’est fendue d’un tweet où elle s’est dite alarmée pour les «valeurs républicaines». En outre, une proposition de loi transpartisane pour protéger la «liberté éditoriale des médias» a été présentée ce mercredi à l’Assemblée nationale.
Qui sont-ils pour dire ce qu’un média privé doit faire?
Il n’est pas question ici de se demander ce que veulent dire ces outrés du dimanche par «extrême droite» ou «valeurs républicaines», mots presque jamais définis dans le débat politique contemporain, fait trop souvent d’étiquetages en lieu et place d’argumentations. Il s’agit plutôt de défendre ceci: quand bien même Geoffroy Lejeune incarnerait une droite extrême, quoi que cela veuille dire, c’est au patron d’une entreprise – en l’occurrence un média – de décider de sa direction. De la même manière, c’est au lecteur de décider de ce qu’il lit.
Selon tous les sondages, d’ailleurs, les Français sont bien plus conservateurs que le JDD actuel. Cette opération répond donc certainement à une demande. Et si elle s’avère finalement un fiasco, tant mieux pour la concurrence. Du reste, avant sa repêche par le JDD, Geoffroy Lejeune a été écarté de Valeurs actuelles… parce qu’il défendait une ligne trop à droite. Pourquoi les individus brusqués par le changement de cap à venir – et encore présumé! – du JDD ne s’émeuvent-ils pas du fait que Valeurs actuelles est probablement amené à être lui aussi vidé de sa substance? Sans doute parce que ce serait là avouer que certains médias – contrairement à ce qu’avance par exemple le président de la Ligue des droits de l’homme Patrick Baudouin – virent à gauche, quand d’autres virent à droite. La vie, en somme.
L’affaire est encore plus basique, hélas: «il suffit à la gauche de se voir contestée pour se croire assiégée», comme le disait très justement dans un entretien le sociologue québécois Mathieu Bock-Côté en 2020. Déjà minoritaires dans les idées de la population, les représentants d’une certaine gauche morale ne peuvent supporter de devenir également minoritaires dans les médias.
Cela étant, n’éludons pas la discussion de fond: ce ne serait pas bon pour le pluralisme que Bolloré rachète tous les médias privés de France. Mais il est réjouissant que des hommes d’affaires investissent dans la presse. L’idéal étant qu’il y ait une diversité de ces acteurs, de la même manière qu’une variété de points de vue est nécessaire au débat public. Or justement, si une telle volonté existe au plus haut niveau de «sauver» un dominical aux idées qu’on dit proches de la Macronie, n’y aurait-il pas moyen de financer d’une manière ou d’une autre un nouvel hebdomadaire pour faire concurrence au nouveau JDD? Par exemple, par l’entremise d’un riche mécène proche du président? Ou d’un financement participatif? Bref, ceux qui n’aiment pas Geoffroy Lejeune ne sont pas obligés de continuer à lire le JDD ou à y travailler. Qu’ils créent un autre titre. La presse ne s’en portera que mieux.
Le vrai sujet concerne les médias publics
L’autre volet hautement critiquable de cette indignation politico-médiatique, c’est l’énième «deux poids deux mesures» qu’elle révèle. Quand un ancien co-directeur du grand quotidien de gauche Libération accède (à nouveau) à l’animation de la matinale de France Inter, radio de service public, les mêmes qui militent aujourd’hui contre la nomination de Geoffroy Lejeune ne s’offusquent pas. Logique, répondra-t-on: ces bonnes âmes penchent plutôt à bâbord! C’est là oublier qu’ils devraient justement en faire abstraction. Et que l’impartialité des médias publics – ou au moins l’équilibre dans leurs rédactions et les directions qui s’y succèdent – est pour le coup un vrai sujet politique, contrairement à ce qui se trame dans les médias privés.
La radio et la télévision publiques en France sont toujours orientés du même côté, les citoyens qui se sentent du même bord ne trouvent pas cela choquant: cela montre la profonde ineptie de leur vision du monde. Et ce n’est pas une affaire française: le même phénomène s’observe en Suisse romande.
Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com
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