Monsieur le directeur de la RTS Pascal Crittin,
Comment peut-on laisser un invité affirmer des choses choquantes et fausses sans réagir? Ce jour, jeudi 13 janvier, dans le 12h45 de la RTS, l’invité en plateau, M. Ugo Palheta, coauteur du livre Face à la menace fasciste, développant des arguments à la suite d’une question posée sur l’«islamophobie», a affirmé que la France, par ses interventions militaires «au Mali et en Centrafrique» (sans doute voulait-il parler du Burkina Faso dans ce dernier cas, car la Centrafrique est très largement chrétienne), contribuait à construire de l’islam et des musulmans l’image d’un «ennemi extérieur».
Ce discours est faux et dangereux. La France intervient militairement au Sahel contre des organisations djihadistes, qui commettent des exactions et dont le but est d’instaurer des régimes islamistes, ce dont une large part des populations autochtones ne veulent pas, soit parce que ces dernières ont déjà expérimenté de tels régimes, soit parce qu’elles ne veulent jamais avoir à le faire.
Il faut savoir que l’argument des interventions militaires françaises en Syrie et en Irak est celui (parmi d’autres) employé par les auteurs des attentats du 13 novembre 2015, dont les complices présumés sont actuellement en procès à Paris, pour justifier leurs actes. Je ne dis évidemment pas que M. Palheta ne condamne pas ces actes, que ces actes ne lui font pas horreur comme à nous tous, cela n’aurait pas de sens. Je lui reproche un discours qui peut laisser à penser que la France a provoqué les crimes qu’elle a subis sur son territoire. Or, c’est oublier la haine ou le ressentiment contre l’Occident qu’entretient l’idéologie islamiste depuis de nombreuses décennies.
Il faut savoir ensuite que, dans les années d’avant les attentats de 2015 en France, des figures de l’islam politique en France (certains étant alliés à la Manif pour tous, voire proches de l’antisémite Alain Soral), devisaient le plus tranquillement du monde sur les bienfaits de l’installation d’un régime islamiste de type salafiste au Mali, un pays qui avait «bien le droit de vivre ses expériences».
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Que M. Palheta, dans son intervention au 12h45 de ce jour, ne fasse pas la distinction entre islam et islamisme, entre musulmans et islamistes, ne surprendra pas les personnes (nombreuses et tout à fait heureuses de vivre en société avec des musulmans) qui s’intéressent à ces questions et qui, elles, font cette distinction capitale entre la foi en Dieu et une idéologie politico-religieuse.
M. Palheta est peut-être de ceux qui pensent que le combat contre l’islamisme armé à l’étranger ou politique en Europe ou ailleurs, relève d’une vision néocoloniale, que l’islamisme ne serait au fond que l’expression identitaire et militante de musulmans qui ont, on y revient, bien le droit de faire ce qu’ils veulent de l’islam (sauf tuer bien sûr), eu égard au passé colonial de la France, etc.
Sachez, Monsieur le directeur, que de nombreux musulmans, la plupart étant progressistes, en ont soupé de cette vision prétendument solidaire mais en réalité misérabiliste, et que, soit passés eux-mêmes par l’islamisme, soit l’ayant subi, soit l’ayant côtoyé, ne veulent plus entendre dire que des régimes islamistes peuvent être bons pour des musulmans au nom d’un différentialisme digne de la Nouvelle Droite réactionnaire, ou encore que les interventions militaires françaises au Sahel créeraient des «musulmans» l’image d’un «ennemi de l’extérieur».
On ne peut pas, au nom de la lutte nécessaire contre l’extrême droite et ses dangers, abdiquer face à l’islamisme. Le faire serait lâche et ne ferait qu’accroître la poussée de l’extrême droite. Toute personne de bonne foi comprend bien, d’ailleurs, que les attentats islamistes de 2015, 2016 et 2017 ont contribué à alimenter le vote d’extrême droite et à renforcer une ultra-droite menaçante. C’était même l’un des buts de ces terroristes: provoquer le chaos dans nos démocraties.
Alors, de grâce, Monsieur le directeur, lorsque des propos confusionnistes comme ceux de ce jour sont tenus sur votre plateau, il serait bon, à tout le moins, de répliquer par une question. On ne peut pas couvrir et dénoncer comme vous le faites le régime taliban en Afghanistan, et ne pas réagir lorsque quelqu’un affirme que les interventions militaires françaises au Sahel participent de la construction de l’image du «musulman» comme «ennemi extérieur». La ligne des démocrates est claire: ni extrême droite, ni islamisme.
Bien cordialement,
Antoine Menusier
Antoine Menusier est journaliste. Rédacteur en chef du Bondy Blog de 2009 à 2011 et ancien grand reporter au Temps et à L’Hebdo, il est l’auteur du Livre des indésirés. Une histoire des Arabes en France (Editions du Cerf, 2019). Aujourd’hui, il écrit pour le média suisse Watson et contribue aux magazines français Marianne et L’Express.
La RTS a répondu à cette lettre le 14 janvier sur le groupe Facebook «Le petit journal des médias suisses»:
Bonjour Antoine Menusier,
Les propos d’Ugo Palheta n’engagent que lui, de même que l’interprétation que vous en faites. En l’occurrence, sa réponse portait, de manière générale, sur l’instrumentalisation de l’islam par l’extrême droite qu’il affirme discerner à travers une islamophobie grandissante en Europe. La question des interventions militaires de la France en Afrique, qui constitue l’objet central de votre message, ne faisait, dans la réponse de M. Palheta, que l’objet d’une très brève incise.
La problématique que vous soulevez – tout aussi intéressante – concerne l’instrumentalisation de l’islam par des groupes islamistes et extrémistes. Elle mérite tout autant d’attention, comme vous le relevez à juste titre. Toutefois, afin de respecter l’angle choisi pour cette discussion et en assurer la clarté au vu de son format relativement court, la rédaction juge préférable de distinguer ces différentes questions et de les traiter séparément.
Bien à vous,
Marc Allgöwer, rédacteur en chef adjoint RTS TV