Avec des constructions et des horizons radicalement différents, deux romans sortis en cette rentrée d’hiver s’emparent de la mémoire pour en faire une expédition hallucinatoire ou une rêverie éveillée. Départ pour le temps distendu.
Avec Fonte brute, Sofronis Sofroniou nous embarque dans un drôle de voyage aux confins de la mémoire et du réel. Dès la première page, le lecteur est projeté sur la planète «Petite Vie» en compagnie du narrateur, un joueur d’échecs new-yorkais et professeur d’université spécialisé en littérature allemande. Un monde où sont réunis tous les humains décédés et où ils ont à nouveau vingt ans et dix années à vivre.
A son arrivée, le narrateur se voit confier une tâche de la plus haute importance: diriger les travaux de recomposition du roman monumental de Robert Krauss, 4001, «un livre débordant de sagesse, un océan de révélations intellectuelles, qu’on serait bien en peine de rattacher à un genre littéraire précis, à moins de regarder du côté de la philosophie ou des sciences». Et surtout, une œuvre notée 9 sur 10 sur l’échelle de difficulté de l’exercice. Car sur «Petite Vie», tout est affaire de reconstitution des connaissances terrestres.
Road trip ou bad trip?
Aussitôt, le narrateur part sur les traces de Robert Krauss, apparemment dissimulé à l’écart de la capitale. Après un trajet à bord d’un train changeant subitement d’aspect selon les lieux traversés, le protagoniste débarque dans un village inconnu. Il cherche son chemin, croise une vieille femme, puis se réveille. Sans plus rien n’y comprendre! Il n’est plus à la même place et des jours, voire des mois, semblent le séparer de son arrivée à la gare.
Il est désormais catapulté dans un étrange territoire, où on le conduit de force à travers des paysages qui se succèdent sans logique apparente: une jungle luxuriante jouxte des forteresses médiévales, des escaliers mènent à un puits sans fond, des ruelles sont jonchées de vêtements, des roulottes servent des madeleines à base d’éponges vivantes… Tous les phénomènes s’enchaînent avec une angoisse croissante. Un bien énigmatique et hostile pays, peuplé par des habitants tous prénommés Hans. Et lorsque les Hans l’entraînent dans une salle souterraine pour qu’il assiste à l’ouverture d’un crâne et les regarde se saisir de pailles pour siroter ce cerveau réduit en bouillie, le narrateur comprend que cette incohérence ambiante dissimule une dangereuse folie.
Quelle déroutante expérience de lecture que ce roman! On chemine sans savoir où l’on met les pieds, on relit les paragraphes pour être sûr des extravagances qui arrivent, on écoute des discours absurdes, on perd le fil des événements irrationnels, mais on poursuit cette traversée avec une curiosité teintée de mysticisme, comme mus par une force extérieure. Je ne me force jamais à continuer un livre, surtout si je ne vois pas où l’auteur veut m’emmener; c’était exactement le cas avec Fonte brute – passé la moitié de l’histoire, je ne comprenais toujours pas ce que j’étais en train de lire – et pourtant je n’ai jamais pensé à reposer le livre, c’est ça le plus fou! Sans être une claque, Sofronis Sofroniou réussit son pari d’emmener le lecteur dans les couloirs de la conscience et le semer sans le perdre.
Fonte brute est une aventure au cœur des images mentales et de l’explosion des sens, une odyssée fantasmagorique où le narrateur et le lecteur partagent les mêmes incrédulités et cherchent les mêmes réponses, autrement; un roman labyrinthique en même temps que psychédélique, qui travestit délire et réalité. Un roman des mises en abyme infinies, des jeux de miroirs sans reflets, des ombres qui se dérobent. Une hallucination qui devient collective.
La polyphonie des siècles
On abandonne le côté fantastique pour rejoindre le versant historique avec Les Jardins de Basra, de la romancière égyptienne Mansoura Ez-Eldin. Ce roman est la tentative, illusoire, de ressusciter les images et les faire vivre. Hishâm, un marchand de livres anciens du Caire, est habité et hanté par un rêve: il voit des anges cueillir tout le jasmin de Basra. Bien décidé à décrypter le sens de ce songe, il feuillette les pages d’un manuscrit du VIIIe siècle, Le Grand Livre de l’interprétation des rêves, qui répertorie cette vision. Il y découvre que l’auteur présage cette vision comme la lente et funeste disparition de tous les intellectuels de la ville.
Au fil de phantasmes de plus en plus obsédants, Hishâm se met alors à naviguer entre le Caire, où il vit, et la Basra de la fin de l’époque omeyyade, ville où la pensée islamique encore en gestation se construit dans les cercles des grands théologiens. Mansoura Ez-Eldin crée une intrigue faite de va-et-vient historiques, de récits enchâssés et de rêves enchevêtrés, qui estompe les frontières entre réalité et réminiscence. Placé au cœur de cette polyphonie, le lecteur est transpercé par les murmures et les chuchotements, les discussions animées et les tourments de la passion amoureuse. Alternant les tableaux et les époques, Les Jardins de Basra entremêle les images, les impressions et les sentiments pour faire surgir devant nos yeux le vestige d’un monde déchu. Ces Jardins sont un roman dont le personnage principal est la superposition de deux villes, l’une émergeant en transparence de l’autre.
Mansoura Ez-Eldin nous propose un texte très métaphorique, entre passé et présent, qui joue sur les niveaux de lecture. Un texte où le lexique fleurit de poésie. Un texte exigeant, qui frise parfois avec l’abstrait et l’hermétisme à force que les scènes, les voix et les siècles se succèdent.
Que ce soit pour Fonte brute ou Les Jardins de Basra, la mémoire n’est ainsi pas le terreau duquel germe une histoire personnelle ou un récit autobiographique. Mais bien le support pour repousser les limites de l’imagination, jusqu’à la faire se diffracter.
Ecrire à l’auteur: quentin.perissinotto@leregardlibre.com
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Sofronis Sofroniou
Fonte brute
Traduction de Nicolas Pailler
Editions Zulma
2023
349 pages
Mansoura Ez-Eldin
Les Jardins de Basra
Traduction de Philippe Vigreux
Actes Sud / Sinbad
2023
224 pages