Le titre du recueil de Cendrars que tout le monde connaît pourrait convenir à ce petit livre humain qui vient de paraître aux éditions Bernard Campiche. Pourquoi petit livre humain? Parce qu’il s’agit là d’un récit, d’un portrait, d’un parcours de vie. Celui de Marcel parmi les siens, celui des siens parmi les clients du Café des Chemins de fer, celui des clients parmi les milliers de personnes qui sont passées par la ville de Fribourg et par le quartier de Pérolles au XXe siècle. Ce récit ou cette tranche d’histoire urbaine se lit d’une seule traite. Les anecdotes issues du vécu d’une des filles de Marcel, qui a grandi dans le Café et au sein du quartier de Pérolles, sont pures d’authenticité. Elles ont été rapportées par ses mots et sa mémoire est intacte. La plume de Jean Steinauer est là pour la préserver. Le lecteur, attablé devant son café pomme peut donc en apprendre et se divertir, profiter d’un des pouvoirs inouïs de la littérature, celui de remonter le temps.
«Au commencement était un trou tapissé de verdure, que l’urbanisation allait convertir en dépotoir géant et paradis des gosses: le Grabe, ou ravin de Pérolles. Le quartier de ce nom grandit sur ses bords, longtemps aimanté par le Café des Chemins de fer que tenaient Louis Cotting puis son fils Marcel. Trois générations vivaient et travaillaient dans cette petite maison, au milieu d’une cohorte de serveuses et d’une clientèle d’ouvriers et d’artisans, d’étudiants et de fêtards. On venait en voisins, en famille. La gouaille et le savoir-faire du patron assuraient l’accueil et l’ambiance.»
Du monde entier
Qu’ils soient agriculteurs, retraités, ouvriers, artisans, intermittents du spectacle, chômeurs, étudiants, fêtards ou qu’ils soient Fribourgeois, Italiens, Américains, issus de l’immigration ou non, les clients du Café des chemins de fer venaient de tous les horizons professionnels et terrestres. Et cela sur trois générations. On pourrait dire que les clients attablés de la fin du Café ne sont pas les clients du début, noyés parmi tous ces allers-retours, cependant pour certains habitués ou sérieux fidèles, leur présence a défié le temps. Comme l’implication de certains a défié les horaires de fermeture, au point qu’une pétition vit le jour pour l’ouverture définitive du Café le dimanche, ce qui fonctionna, la vox populi l’emportant toujours.
«Cher et bien-aimé Totolle, C’est avec un profond désarroi que nous avons appris que ton établissement restait fermé le dimanche matin. Nous te demandons donc de le laisser ouvert afin de pouvoir nous désaltérer en bonne et due forme. Merci d’avance.»
Lieu de passage profondément humain et carrefour traversé par plusieurs segments de vies d’immigrés, dont les Italiens issus de la deuxième immigration au lendemain de la guerre, le Café servait le café pomme aux ouvriers dès l’aube, permettait la détente aux travailleurs le midi, mais aussi la détente morale, le relâchement des nerfs, la petite catharsis journalière, dont les gens ont besoin pour respirer un peu et oublier les turpitudes du quotidien. Une table était d’ailleurs prévue à cet effet. Elle s’appelait la table des menteurs et c’était une table où battait le cœur fibreux du bistrot:
«Chaque bistrot possède une table où bat son cœur, la table des amis du patron. Elle est expressément réservée “aux pêcheurs, chasseurs et autres menteurs”, comme dit l’inscription gravée dans celle du Kurbaus à Fluehli, Entlebuch. Il s’y profère des énormités et s’y raconte des blagues irracontables : c’est une enclave où rien n’est plus vrai que l’invraisemblable, un espace interdit au sérieux où l’on se doit de parler haut et de rire fort.»
Et alors le charme opère. Le récit, comme dit plus haut, se lit d’une seule traite. Les anecdotes, l’histoire du Café et des générations sont ramenées entières par l’écriture, ici dégrossie, taillée, défaite de l’inutile ou du mauvais gras des souvenirs. Ces identités, celles de Marcel, de son Père, de sa famille, ne sont pas menacées par une mauvaise mémoire. Rien n’est transgressé, tout est transporté dans les meilleurs conditions, ce qui révèle aussi un travail collectif pour arriver à ce résultat si proche de l’essentiel, touchant le lecteur pour le divertir.
Au cœur du monde (en mouvement)
Ces clients et ces vies sur trois générations connurent beaucoup de changements urbains. La ville de Fribourg et le quartier de Pérolles ont une histoire propre. Le Fribourg de l’après-guerre était encore campagnard. Les tracteurs et les camions peuplaient les routes. Les espaces verts et jardins remplis de légumes, qui reviennent par ailleurs aujourd’hui à la mode dans nos centres-villes et dans nos banlieues, étaient nombreux. Il y avait aussi le Grabe, un ravin broussailleux et hanté par les rats où les enfants jouaient à des jeux d’enfant, se courant après, se battant, s’embrassant pour la première fois, fumant des brindilles et chassant les rats à coups de pierres. C’était le temps d’avant les immeubles, qui poussèrent comme des champignons dès 1950. Aujourd’hui, le quartier est colorié d’écoles et de kebabs, de burgers et de restos chinois.
L’évolution du quartier de Pérolles, son urbanisation, ses industries, son architecture, son évolution temporelle racontées dans ce petit livre permet au lecteur de comprendre les enjeux urbains qui influencèrent directement le Café des Chemins de fer sur la provenance de sa clientèle, mais aussi et peut-être sur ses habitudes de travail et sur ses transformations plus intimes, intérieures, professionnelles. L’évolution de la technologie y est aussi pour quelque chose. Les voitures se développent et la démocratisation de la télévision dans les foyers changera radicalement l’âge de la clientèle. Tout comme la création d’un programme style Erasmus à l’université de Fribourg, dans les années 1970, qui permettra l’arrivée de plusieurs étudiants américains. Le Café des Chemins de fer est donc au cœur d’un monde en mouvement.
«La télévision débarque sur la fin des années 1950. Les familles s’entassent le soir au bistrot devant les émissions cultes: Continents sans visa, les conférences d’Henri Guillemin. L’été, pour la Coupe du monde de football le patron installe le poste au jardin, vu l’affluence du public. Mais quand la télé se répand dans les familles, les jeunes sortent pour aller au bistrot retrouver les copains. Ils remplacent les ouvriers, qui désertent le bistrot après souper pour regarder la TV en pantoufles. La clientèle vespérale des Chemins de fer prend un coup jeune qui ne se démentira pas sous le règne de Marcel.»
Ce double rythme qui vient à la fois du cœur du Café des Chemins de fer, avec l’organisation du Café, ses patrons, ses employés, ses clients, ses histoires, et du corps du quartier de Pérolles, en mouvement lui aussi, bouleversé par la progression inaltérable de la société, donne au lecteur de ce petit livre du plaisir et de l’ivresse à la lecture. L’ivresse de faire une pause et de se sentir vivant en lisant la vie des autres, comme si à la manche de chacune des vies plurielles qui composent le monde et nos villes, un fil ténu nous reliait tous dans le simple et unique fait d’exister. Et le simple et unique besoin de faire une pause pour l’ivresse de la halte, du repos, du temps figé. C’est aussi le mot de Marcel qui, en patron, le dit avec humour: «Heureux moments de pause, qui réunissent autour d’un verre (…) ceux qui cherchent du travail et ceux qui ont peur d’en trouver.»
Crédit photo: © René Werro
Ecrire à l’auteur: arthur.billerey@leregardlibre.com
Marie-Claude Cotting et Jean Staunauer
Café des chemins de fer
Bernard Campiche Editeur
2020
128 pages