Les bouquins du mardi – Diana-Alice Ramsauer
C’est un roman qui tombe bien. Tristement bien. Les abeilles grises, ouvrage contemporain de l’Ukrainien Andreï Kourkov, raconte le quotidien de deux villageois bloqués dans une région sur la frontière du Donbass – un territoire «en zone grise», c’est-à-dire qui n’a penché ni d’un côté ni de l’autre. Le livre n’est pas un roman de guerre, c’est un récit qui rappelle qu’avant le déclenchement de la tragédie du 24 février dernier, tous les éléments existaient déjà depuis près de 10 ans: explosifs. Et on a eu tendance à (préférer) l’oublier.
Deux gaillards restent dans leur petit village de Mala Starogradivka, juste en dessous de Donetsk. L’un vit sur la route de Chevtchenko (Pachka Khmelenko), l’autre sur la route de Lénine (Sergueï Sergueïtch). L’un est pro-Russes. L’autre pro-Ukrainiens. Tous les autres habitants ont fui les combats.
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Dès l’enfance, ces deux presque quinquagénaires sont ennemis. Pas pour des questions politiques, juste parce que, gamins, ils ne s’aimaient pas. Point. Mais depuis que la guerre a éclaté dans le Donbass, que dans leur petit village en «zone grise» il n’y a plus électricité, ni commerce, ni poste, ni personne pour discuter, une relation d’entraide se crée petit à petit entre eux. Une méfiance amicale ou une tendresse à distance respectueuse.
[Sergueïtch] regardait [Pachka] et songeait que s’ils n’étaient pas restés les deux seuls habitants du village, jamais il ne lui aurait adressé de nouveau la parole. Ils auraient vécu ainsi parallèlement, chacun dans sa rue et chacun sa vie
L’«apithérapie»: un soin par les abeilles
La narration se positionne du côté de Sergueïtch. L’Ukrainien. Il est apiculteur et après avoir dormi, beaucoup rêvé – souvent cauchemardé –, écouté le silence changeant selon les stades des affrontements, remis du charbon dans sa chaudière, il se tourne finalement vers son unique priorité: vérifier si ses abeilles se portent bien. Depuis que la guerre a commencé, Sergueïtch se sent responsable de ses ruches.
Ses ruches qui, avant les affrontements, constituaient une partie de son gagne-pain. Dormir au-dessus des petites cahutes à abeilles permettrait de guérir tous les maux, selon l’apiculteur. Le gouverneur de la région venait donc exprès de Kiev pour se ressourcer grâce au bourdonnement des travailleuses. Il glissait ensuite dans la main de l’Ukrainien une belle somme en dollars.
Comme des «victimes collatérales»
Troisième année après le début des combats. Lorsque le printemps arrive, Sergueïtch décide de s’en aller avec ses six ruches tirées sur une remorque par sa Tchetviorka verte. Ses insectes ne sont pas tranquilles, ils risquent de s’enfuir au son des tirs et des obus qui s’écrasent de temps à autre sur des zones proches du village. Il veut leur offrir de belles prairies fleuries.
«Il avait laissé derrière lui les “erpédistes” [ndlr: mot dérivé de RPD pour “République populaire de Donetsk”, nom de l’Etat sécessionniste autoproclamé en 2014] et les soldats ukrainiens. Derrière lui le grondement des canons proches et lointains. Derrière lui la guerre à laquelle il ne prenait aucune part, mais dont il était devenu simplement l’habitant. Habitant de la guerre. Un sort nullement enviable, mais autrement plus tolérable pour un être humain que pour des abeilles.»
Des noms que l’on connaît désormais
C’est ainsi qu’il part. D’abord direction la RPD, puis plus au Sud. Les lieux qu’il traverse, entrecoupés des contrôles aux barrages plus ou moins amicaux où il doit répéter inlassablement qu’il vient de la zone grise et non d’Ukraine ou de Donetsk, résonnent avec l’actualité.
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Que penser lorsque Sergueïtch s’arrête dans la région de Zaporijjia – là où la plus grande centrale nucléaire a été touchée en ce début mars par des tirs russes? Que ressentir lorsqu’est évoqué Marioupol – cette ville côtière stratégique assiégée, bombardée, dont la maternité fait actuellement la Une des journaux? Qu’imaginer lorsqu’il se souvient de l’une de ses connaissances originaire de Kherson – l’une des premières et principales cités actuellement occupée? Des noms qui, il y a encore deux mois, n’auraient été que de vagues évocations géographiques sans importance dans un roman trop détaillé, mais qui, aujourd’hui, sont le symbole de l’avancée des troupes russes en Ukraine. Sans parler de la Crimée, l’un des points de départ de cette histoire récente, mais point d’arrivée de celui qu’on appelle parfois «réfugié».
On l’a dit, Les abeilles grises n’est pas un roman de guerre. Sergueïtch ne prend en effet pas position sur le conflit, il ne s’agit pas d’un pamphlet politique, il ne raconte les affrontements que de manière marginale. Le sous-titre «quand le grand frère russe surveille» est d’ailleurs purement marketing, car si l’œil de Moscou est bien présent, ce n’est pourtant pas la thèse de l’ouvrage.
Une grise-attirail
Ce que semble plutôt raconter Kourkov, c’est la grisaille qui engloutit peu à peu le quotidien des personnes enfermées dans un conflit. La grisaille, sorte de contraction des mots «gris» et «attirail». Car le quotidien s’habille du treillis de l’armée. Les maisons, les villages, les gens. Jusqu’aux abeilles, pourtant symbole d’espoir et de joie dans le roman, qui perdent leur lueur, devenant des monstres cauchemardesques, soldates menaçantes.
Certains diront que la sortie de cet ouvrage a été rattrapée par l’actualité. C’est faire preuve d’ignorance. Les abeilles grises est simplement un récit qui éclaire le quotidien d’un «habitant de la guerre», guerre qui se déroule loin de notre regard depuis bientôt une dizaine d’années. Car celle-ci avait déjà bel et bien commencé avant 2021-2022. Mais nous l’avions trop vite rangée du côté des conflits lointains, mineurs, larvés, gelés. Voyager, grâce à Kourkov, dans ces terres déjà à l’époque dévastées par les dissensions, c’est nous balancer à la figure une belle dose de réalité.
Ecrire à l’auteure: diana-alice.ramsauer@leregardlibre.com
Crédit photo: © Fondation Rosa Luxembourg
Andreï Kourkov
Les abeilles grises
Liana Levi
2022
398 pages