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Lire «1984» ou atteindre l’orgasme, déjà un acte de rébellion7 minutes de lecture

par Diana-Alice Ramsauer
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Les bouquins du mardi – Diana-Alice Ramsauer

«Big Brother is watching you». Une expression totalement entrée dans nos cultures occidentales. A tel point que le livre 1984 est utilisé aux quatre coins du monde comme symbole pour dénoncer tout et n’importe quoi. Mais commençons par le lire avant de le brandir. Car si la question de la surveillance est bien un sujet qui nous occupe également aujourd’hui, le message de George Orwell va évidemment plus loin. Désir bestial, dictature du «bienpenser» et uniformisation de l’opinion sont aussi au cœur du pamphlet.

Pour être franche, j’ai commencé 1984 trois fois. Lors des deux premiers essais et après cinquante pages, j’ai lamentablement casé le livre dans mon sac en me disant «quand j’aurai cinq minutes dans le train, je m’y remettrai». Pour finir, je l’ai sorti tout écorné et maculé de coulures de Tupperware et l’ai oublié à nouveau sur l’étagère (à côté des livres qui ont subi le même sort). Ou quelque chose comme ça. Deux fois. A dix ans d’intervalle.

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Alors en ouvrant le best-seller d’Orwell il y a quelques semaines, dans une troisième tentative, j’avais un peu d’appréhension. Vais-je le refermer tristement en me disant que décidément, tous ces gens autour de moi qui citent Orwell sont des génies, passionnés de littérature? Ou, vais-je vraiment aimer cet ouvrage et reconnaître ce qu’il peut nous apporter dans l’analyse de notre monde actuel?

Puisque j’écris ces lignes, vous vous douterez bien que c’est la seconde proposition qui s’est révélée vraie.

Alors partons du début. Que savais-je de 1984 avant de le lire? Qu’il met en scène un «Big Brother», le leader du parti totalitaire qui voit tout, qui surveille tout. Que le héros s’appelle Winston (Smith, suis-je en capacité d’ajouter aujourd’hui). Et qu’il s’agit d’une critique du totalitarisme (pour être plus précis, un pamphlet anti-stalinisme écrit par un socialiste). Si l’on veut aller un peu plus loin dans l’analyse, permettez-moi de divulgâcher quelque peu.

«De la nitroglycérine, cette gnôle!»

Commençons par l’écriture. Car c’est bien cette nouvelle traduction sortie en 2018 qui m’a fait aimer le récit. Si quelques puritains ont voulu «jeter en prison» la traductrice Josée Kamoun pour avoir remplacé «Novlangue» par «Néoparler», «Police de la pensée» par «Mentopolice» et abandonné le passé simple au profit du présent, c’est évidemment que ces mêmes puritains n’ont pas compris le message même de ce conte dystopique: un appel à la liberté.

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Disons-le clairement et simplement, cette nouvelle version est bien plus rythmée est agréable à lire que la précédente et selon la traductrice[1] elle-même, elle permet «de s’affranchir du littéral pour prolonger l’interprétation». Question esthétisme, notons par exemple cette phrase qui décrit l’effet du «Gin de la victoire» sur le narrateur.

Traduction de 1950: «Le breuvage était comme de l’acide nitrique et, de plus, on avait en l’avalant la sensation d’être frappé à la nuque par une trique de caoutchouc».

Traduction de 2018: «De la nitroglycérine, cette gnôle, un coup de trique sur la nuque».

Un style plus direct, plus fort et oui, peut-être plus moderne. Et, même si je ne dirais toujours pas qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre de poésie, cette traduction m’a au moins permis de finir le bouquin.

Ça, ce sont donc pour les considérations littéraires. En ce qui concerne le récit, on peut simplement décrire Winston Smith comme un citoyen lambda, qui vit et travaille en 1984. Il n’a pas de velléités spéciales envers le Parti, cet organe omniscient et tout-puissant. Il n’a pas un esprit critique très développé (le système totalitaire s’est chargé de l’effacer). Il est surveillé jour et nuit par Big Brother au travers des écrans présents dans l’espace public et chez lui. La «Mentopolice» traque toutes ses mauvaises pensées. Et même si son travail consiste à réécrire le passé et le présent afin que le Parti n’ait jamais tort dans ses déclarations officielles, rien de particulier ne lui paraît problématique dans son quotidien.

«Nous allons abolir l’orgasme»

Petit à petit cependant, notre héros se rend compte qu’un monde existait avant que le Parti ne se mette à contrôler l’humanité. Plusieurs étapes dans sa vie vont donc le pousser à se positionner contre ce système. Tout d’abord, il commence un journal intime où il écrit ce qu’il ne pourrait jamais dire à haute voix. Ensuite, il rencontre une femme, Julia, qui lui fait découvrir des sentiments qui n’existaient plus vraiment dans son quotidien – une vie de tous les jours où seule la haine est permise. «Le but du Parti n’est pas seulement d’empêcher les hommes et les femmes de former des alliances qui échapperaient à son contrôle. Son propos véritable quoique inavoué est de vider l’acte sexuel de tout plaisir.» En conclusion, «l’acte sexuel réussi est un acte de rébellion».

Car, on ne le sait pas forcément, mais 1984, c’est aussi une histoire d’amour. Pas au sens romantique du terme, mais c’est bien ce sentiment de désir incontrôlé, animal parfois un peu débilitant, qui pousse Winston à se rebeller. «Le désir brut. La voilà, la force qui fera exploser le Parti». C’est d’ailleurs ensemble que Julia et Winston vont décider de rejoindre la Fraternité, cette organisation qui s’oppose au totalitarisme de Big Brother.

A ce stade, tout semble possible: le renversement du Parti, le retour de la liberté, le développement du débat public, le dépassement de la censure, la redécouverte de la démocratie. Et pourtant, le pauvre Smith finit tout de même torturé dans les sous-sols du Ministère de l’Amour. «Si tu veux une image du futur, figure-toi une botte qui écrase un visage humain ­­– indéfiniment». Ses convictions sont détruites, ses alliés se révèlent être des ennemis et l’on termine la lecture avec cette sensation très désagréable que l’on peut tout simplement appeler: le désespoir.

Certains, comme l’auteure de La servante écarlate Margaret Atwood, nuance cette fin et rappelle qu’il y a, au bout du livre, une sorte d’appendice qui suggérerait que le monde totalitaire tel que présenté par Orwell aurait été renversé. Peut-être, mais ce n’est pas le sentiment qui persiste chez moi après lecture de l’un des derniers passages décrivant comment un cadre du Parti inflige d’atroces souffrances à Winston Smith dans l’espoir de lui apprendre que 2 +2 = 5. Mais je vous laisse juge. Après tout, c’est aussi ça la liberté.

Fake news et surveillance 2.0

Pour beaucoup, cette société du contrôle peut être comparée à certains éléments de notre vie du XXIe siècle. Aux USA, lors de l’élection de Donald Trump, le livre a connu un regain d’intérêt. La manière de réécrire les réalités de la part du Président américain n’est pas sans rappeler les méthodes du Parti chez Orwell. La technologie, le smartphone et les GAFAM qui permettent à des sociétés ou des Etats d’avoir une surveillance de tout instant font également drôlement écho à ce que présente 1984. Et dernièrement, c’est pour critiquer les mesures contre la Covid que des extraits (faux) ont été utilisés par des politiciens.

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On voit donc bien que les théories orwelliennes sont entrées dans notre culture quotidienne occidentale. Et pourtant, il y a peut-être un domaine actuel qui n’est que très peu comparé au monde de 1984. Certainement tout simplement parce que bon nombre de celles et ceux qui se revendiquent de Georges Orwell n’ont pas lu Georges Orwell.

Du Big Brother pour enfoncer des portes déjà ouvertes

Ce domaine dont je veux parler, c’est celui de la tyrannie de l’idéologie et le manque de tolérance qui va avec. Que faire quand un dogme interdit toute liberté de débat? Actuellement, ce risque se trouve dans toutes les strates de la population et dans tous les milieux politiques (à droite comme à gauche). Jetons volontiers la pierre aux Chinois et à leur surveillance 2.0. Critiquons le président américain pour ses procédés antidémocratiques. Et remettons en cause les mesures étatiques liées à la pandémie. C’est bien, mais c’est facile. Ce qui est plus difficile en revanche, c’est de soigner le débat, la contradiction.

Ne tombons pas dans la cancel culture qui n’est autre qu’un lynchage public sous couvert de progressisme. Ne détruisons pas les œuvres du passé parce qu’elles ont fait preuve de sexisme ou qu’elles représentent l’esclavagisme. Ne dénigrons pas les valeurs opposées aux nôtres, argumentons. Sans cela: «Imposer une obéissance complète à la volonté de l’Etat, mais aussi une parfaite uniformité d’opinion sur tous le sujets [deviendrait] possible.» 


[1] Citée dans le cahier du weekend du Courrier du 11 septembre 2020.

Ecrire à l’auteure: diana-alice.ramsauer@leregardlibre.com

Crédit photo: DR

George Orwell
1984

Traduction de Josée Kamoun
Editions Gallimard
2018
384 pages

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