Le Regard Libre N° 73 – Jonas Follonier
Il fut le président directeur général de la Société de la Feuille d’avis de Lausanne et des Imprimeries Réunies SA, puis d’Edipresse, entreprise fondée par Paul Allenspach, l’éditeur de La Feuille d’avis de Lausanne, devenue 24 heures. Auteur du polar La peau de Sharon (2000) sous le pseudonyme de Ken Wood, il s’adonna précédemment à l’écriture sous un autre pseudo, celui de Marc Lacaze. Sous cette identité, il publia des nouvelles, des chroniques dans Le Nouveau Quotidien – devenu Le Temps après sa fusion avec Le Journal de Genève – de Jacques Pilet et un recueil, Le dessert indien (1996). Mais c’est sous son vrai nom que Marc Lamunière, grand patron de la presse romande du XXe siècle, vient de sortir un ouvrage célébrant les cent bougies qu’il a soufflées début 2021. Conçu comme une suite d’entretiens avec le journaliste Jacques Poget, Le Jardin des piqûres. Vision d’un centenaire sur sa vie, le siècle écoulé et les jours qui restent nous propose une véritable philosophie de vie, nourrie par les lectures du principal intéressé. Rencontre.
«Nous ne pensons jamais au fait que, d’un instant à l’autre, nous pouvons tomber dans le néant». Cette phrase n’est pas extraite du livre que Marc Lamunière vient de publier aux Editions de l’Aire, Le Jardin des piqûres, mais de notre entretien, dans son appartement. Nous sommes en plein mois de mars. Son assistante, Carla Rua, nous ouvre la porte, à ma collègue photographe Indra Crittin et moi. C’est d’ailleurs Carla Rua qui s’est occupée de l’informatique de l’ouvrage, comme l’attestent les remerciements. Elle me fait remarquer que les objets présents sur la couverture du livre sont sur ma droite, en entrant, posés sur un petit buffet.
Marc Lamunière, lui, est sur la gauche, installé au salon dans un fauteuil jaune-orangé. Il a l’œil malicieux, souverain, lucide ou les trois à la fois, je ne sais pas encore. Je suis tout de suite frappé par sa prestance et sa présence. Cent ans, mais un esprit encore total, qui reluit sur son corps.
L’esthétisme
Son corps, il en parle lui-même dans son livre de discussions avec Jacques Poget: «j’étais bien, à quatre-vingt-douze ans, la réplique du personnage que j’avais désiré devenir. A ce moment-là, on me donnait, je crois sincèrement, vingt à trente ans de moins.» Se rappelant de la suite de la citation quand je la lui lis, il me glisse: «cette volonté de rester en bonne forme relève sans aucun doute d’une certaine forme de narcissisme. Jean-Pierre Moulin (le journaliste vaudois) m’a qualifié un jour de ‘‘narcissique intelligent’’. Je ne sais pas si je suis resté intelligent, mais je suis moins narcissique.» S’il fallait une preuve de son intelligence, la voilà.
Mais l’esthétisme, Marc Lamunière l’a approché avant tout par la mise en page de journaux. «En tant que patron de presse, je donnais des exigences particulières pour les visuels. Je tiens beaucoup aux belles typographies.» C’est même à lui que l’on doit le «V» du logo du Nouveau Quotidien ou le visuel spécial du Matin (ancien graphisme) – «ce fut un crève-cœur quand ils l’ont changé». Marc Lamunière reconnaît «avoir reçu quelques talents». Mais il doit aussi cette passion à la tradition familiale du côté de son père, où l’on a été miniaturiste de génération en génération.
La discussion retombe sur son physique. «J’ai été inspiré de personnages du cinéma américain. Cela me plaisait assez d’avoir le but de leur ressembler. J’y suis presque parvenu, je ne sais pas pourquoi.» C’est joliment dit pour celui qui a été recalé au second tour du concours du meilleur athlète de Suisse.
Le second degré
Le second degré. Marc Lamunière l’affectionne tellement qu’il y a consacré un chapitre de ses entretiens avec Jacques Poget. Pour comprendre le rapport de Marc Lamunière avec l’humour sarcastique, il faut remonter à son enfance. «J’étais dans une famille un peu trop sérieuse. Mon père était genevois, d’influence protestante. Il me faisait apparaître la vie plus chargée de devoirs que d’autres choses. Quant à ma mère, elle était trop soucieuse.» S’est alors imposée la musique tertiaire du jazz. «C’est par le jazz que j’ai commencé à me libérer d’une certaine difficulté d’être». Un contre-temps, en somme, un décalage qui trouve son pendant dans l’humour avec le second degré.
«C’est une manière de tester les gens. De faire au passage un clin d’œil et d’ainsi repérer avec qui ‘‘ça va être difficile’’.» Cette pratique a beaucoup dérouté son entourage, qui n’était pas préparé. Or, «si vous n’avez pas le swing, vous n’avez rien», comme le dit le pianiste Duke Ellington, une phrase que Marc Lamunière aime à rappeler. Bien sûr avec ce qui est tout juste un quasi-sourire.
Les journalistes
La discussion porte alors sur le journalisme, puisqu’il y a en quelque sorte consacré sa vie, que nous échangeons en vue d’un portrait à paraître dans Le Regard Libre et qu’en plus, Le Jardin des piqûres a lui aussi été réalisé sous le mode des questions-réponses avec un homme de la profession. «La fréquentation des journalistes m’a davantage plu que celle du Rotary Club, dont je me suis fait éjecter très rapidement», lance l’ancien éditeur.
Un journaliste, pour Marc Lamunière, c’est en somme la même chose qu’un citoyen, à savoir quelqu’un dont la fonction est de remettre en question les idées toutes faites et dont l’instrument est la curiosité. Pas la peine d’ajouter que les gens remplissent cette mission à des degrés divers. Mais Marc Lamunière y croit encore. Il est ce qu’on peut appeler très justement, malgré les usages trop nombreux et trop scabreux de ce terme, un humaniste.
La philosophie
Ce n’est donc pas pour rien que lorsqu’on le questionne sur son penseur préféré, l’ancien patron de presse cite aussitôt Montaigne. «Ce qu’il faut souligner chez cet auteur, c’est sa liberté et son modernisme. Montaigne avait une vision absolument novatrice et intemporelle de la religion, de l’éducation des enfants, du bonheur…» Parmi les références philosophiques de Marc Lamunière, on trouve aussi aux premières places le bouddhisme. Plus qu’une réflexion, une pratique. Une sorte de boussole, découverte «trop tard». Son principal enseignement: l’instant présent est la seule chose vécue et la seule éternité. «Cette idée me conforte. C’est la base même de la méditation, qui partout est la même: il s’agit de voir les choses telles qu’elles sont et de s’en tenir au présent, sans le déformer.»
C’est ainsi que Marc Lamunière accède à une certaine sérénité. «Ce qui me satisfait dans le bouddhisme, c’est que ce n’est pas une religion. Bouddha a dit: ‘‘Oubliez-moi, mais répandez mes principes’’. C’est évidemment le contraire qui s’est produit. La religion a poussé comme un champignon, je ne dirais pas vénéneux, mais du moins étrange, faite seulement de rites.» Et Lamunière de rappeler que le bouddhisme a inspiré très fortement la pensée grecque antique, grâce aux contacts qu’il y a eu entre les deux civilisations. «Marc-Aurèle, Epictète, Epicure en sont imprégnés.» Ce n’est pas rien.
La vie
Enfin, quand on lui demande quels épisodes l’ont marqué dans sa vie, Marc Lamunière évoque d’abord la maladie de sa femme, qu’il s’est lui-même occupé de soigner durant plusieurs années. On retrouve d’ailleurs à tous les chapitres de son livre une photographie montrant à chaque fois l’un des arrangements décoratifs accompagnant les petits-déjeuners de «Pomme» (son surnom), que l’époux dévoué voulait égayer en prenant ces quelques minutes de préparation le matin avant de partir pour une longue journée de travail.
Sinon, d’autres moments qui l’ont marqué sont ceux où il a frôlé la mort. «J’ai failli mourir quatorze fois», dit-il, l’air amusé, «mais je ne m’en rappelle pas de toutes les circonstances, car cela en fait beaucoup.» On retiendra cette anecdote, racontée dans le livre, d’un Marc Lamunière qui se retrouve prisonnier dans un avion refusant de voler dans la bonne direction.
Sur son visage, toujours cette expression pince-sans-rire. «J’ai un masque naturel, laissant libre cours à toutes interprétations. Cette impassibilité de nature m’a plutôt servi: j’ai pu cacher mon incompétence, puis cacher d’autres choses, ce qui fait que mes concurrents s’en sont aperçu trop tard.» Ça y est, Marc Lamunière esquisse un air rieur, et pas des moindres. Il nous invite alors dans la salle d’à côté, où il se met à la batterie. «J’en joue tous les jours. Quand j’aurai lâché mes baguettes, il sera temps de m’en aller.» Après une session de cinq minutes, qui nous laisse sans voix, c’est le temps de conclure. «A très vite», sourit-il.
Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com
Marc Lamunière
Le Jardin des piqûres. Vision d’un centenaire sur sa vie, le siècle écoulé et les jours qui restent, rencontres avec Jacques Poget
Editions de l’Aire
2021
224 pages
Crédits photos: © Indra Crittin pour Le Regard Libre