La dernière année du XIXe siècle, une passion naquit entre deux femmes dans la capitale française. Et pas n’importe quelles femmes: l’une est une riche héritière venue d’outre-Atlantique, l’autre est une courtisane, parmi les plus fameuses de l’époque. Et puisque ce feu amoureux s’est retrouvé dans des lettres échangées entre les deux dames, quel plaisir de les voir publiées chez Gallimard plus d’un siècle plus tard.
Anne-Marie Chassaigne, de son nom d’artiste Liane de Pougy, est danseuse. Elle mène une vie de «demi-mondaine», c’est-à-dire de femme entretenue par un riche Parisien; une vie horizontale, en somme. Après s’être déliée d’un premier mari lui ayant tiré une balle dans le dos suite à une infidélité, elle poursuit des amours parallèles, aussi bien du côté des femmes que du côté des hommes. Bisexuelle assumée, si tant est que ces étiquettes aient un quelconque sens, elle choisit parmi tout ce public hypothétique les amantes et amants les plus prestigieux. Qualifiée de «plus jolie femme du siècle» par Edmond de Goncourt, son charme teinté d’origines espagnoles est certain – c’est plus qu’un certain charme.
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Cette beauté si commentée par les auteurs du tournant du siècle comme par la presse ne laisse pas indifférente une nouvelle et discrète admiratrice, Natalie Clifford Barney. Natalie est une Américaine aisée de vingt-trois ans qui vient d’arriver à Paris et qui apparaît travestie en valet florentin au seuil de la courtisane. On a connu plus convenu comme entrée en matière. Etonnamment ou non, cela fonctionne. Liane de Pougy succombe aux charmes de la jeune demoiselle aux désirs saphiques. C’est le début d’un feu de joie. L’audacieuse Natalie devient son «amoureux à elle».
Deux étrangères
De cet amour, nous gardons le plus précieux: la manière dont les deux femmes le ressentent et l’expriment. Ces fameuses lettres, recueillies sous le titre de «Correspondance amoureuse». Au-delà de la romance tout à fait singulière et palpitante, la fibre littéraire de ce recueil est bel et bien là. Si les théoriciens de la Rome antique s’étaient déjà creusé la cervelle pour savoir en quoi le genre épistolaire est légitime et à partir de quel moment une lettre devient à proprement parler littéraire, ici nul doute n’est permis, dans la mesure où Natalie Clifford Barney porte déjà en elle la vocation de poétesse et de romancière, qu’elle deviendra par la suite. Même si Liane de Pougy lui répond par des mots qui touchent aussi le lecteur, force est de constater que sa jeune amante a beaucoup plus de style.
«Je suis une étrangère pour vous, mais vous êtes ma bien-aimée car – et gardez bien mon secret – les soirs que vous êtes seules avec le sommeil je monte à cheval sur un rayon de lune (les coursiers de mon lointain pays) qui me conduit en toute hâte à la plus jolie fleur du monde.»
L’amour est étrange en ceci qu’il lie d’intimité deux étrangers. C’est ce que sent bien cette jeune dame, que tout le monde rêverait d’avoir pour dulcinée. Contrairement à ce qu’on peut entendre dans tous les dîners, s’aimer, ce n’est pas apprendre à se connaître. C’est apprendre à vivre avec le fait que plus on connaît l’autre, et moins on le connaît. Autrement dit, l’amour et l’incompréhension sont mariées depuis l’aube des temps. D’où le caractère parfois plaisant de l’inaccessible. Surtout de ce genre d’inaccessible qui peut devenir un jour accessible. Liane de Pougy est désirée par Natalie Clifford Barney du simple fait qu’elle est si loin, si haut. Cependant…
«Cependant tu existes, car c’est bien toi qui m’as écrit ces lettres et si tu existes il n’y a qu’un chemin pour moi dans la vie: le chemin qui mène mon baiser vers ta bouche!»
Natalie Clifford Barney profite de ses lettres à Liane de Pougy pour nous emmener au plus profond de son intimité par des réflexions de haut vol. Ses missives sont philosophiques et enracinées. Elles nous rappellent que le paradoxe de l’amour est le paradoxe de ce qui est fondamentalement un voyage: la route vers la destination, c’est la véritable destination. Or, cette route est bien à destination de quelque chose. Et ce quelque chose, la destination justement, semble rompre la magie du voyage sitôt qu’elle est atteinte. Mais il peut, il doit alors s’ensuivre la découverte d’une terre, vierge ou non. L’amour, c’est ça. La vie, c’est ça.
La vie de cour plutôt qu’une vie d’amour
«J’espère presque qu’en te voyant je t’oublierai; je pourrai alors continuer mon chant monotone: “elle ne comprend pas et je passe”. Je cherche l’insaisissable? Tant pis ou tant mieux, je n’aurai jamais la tristesse de réaliser mon idéal, alors peut-être je renoncerai à idéaliser le réel!»
La découverte mutuelle de ces deux femmes va tout d’abord se déployer dans la plus flamboyante des passions. Elles s’écouteront s’endormir. Elles se vautreront dans leurs désirs. Elles s’aimeront à en mourir. Elles suceront leur âme à s’en détruire. C’est, hélas, ce qui devait arriver, pour un couple si fusionnel et tant conditionné par la beauté du secret et l’originalité de leurs ébats spirituels, sensuels et sexuels. La déprime de la descente succède aux illusions d’une drogue éphémère. Liane de Pougy ne répondra pas aux appels émancipateurs de son amante et restera dans son monde d’aristocrate ridicule, un monde ayant en commun avec l’amour son caractère éphémère, mais sans son côté si simple et si vrai.
Mais Natalie, qui dort avec les roses que Liane ne lui a pas données, ne va pas se décourager pour autant. Elle enchaînera les relations sentimentales, se composant une vie faite de nombreux ébats et se forgeant le nom d’Amazone. Et comme elle n’en fait qu’à sa tête – car ce fut une jeune femme dans l’âme jusqu’à sa mort contrairement à l’Emma Bovary que fut Liane de Pougy dès sa naissance – elle fera ce qu’elle veut de cette histoire qui, même ayant été ce qu’elle a été, a été. Et de même que Liane elle-même a gardé un souvenir grandiose de cette amoureuse d’un an qu’elle décrira plus tard comme ayant été son «plus grand péché», ces lettres d’amour auront trouvé leur plus entière réalité avec leur publication en 2019 par les Editions Gallimard, et bouleversé des lecteurs nullement lesbiens.
«Quand reviens-tu? Ah mais j’oublie que cela ne doit plus m’importer. Adieu Liane, puisque tu me forces à l’écho d’une parole sans signification lorsqu’on sent en soi un au revoir obligé par tant de souvenirs. Mais ceci peut se passer de loin et je n’ai qu’à t’évoquer pour te retrouver!»
Mon amour, on se retrouvera.
Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com
Natalie Clifford Barney et Liane de Pougy
Correspondance amoureuse
Gallimard
2019
368 pages
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