Dans Faire paysan, le Vaudois Blaise Hofmann veut comprendre le fossé qui se creuse toujours davantage entre la population des villes et les agriculteurs.
«La Suisse trait sa vache et vit paisiblement». Cette phrase date de 1859 lorsque Victor Hugo la rédige pour son recueil de poèmes La Légende des siècles. L’écrivain vaudois Blaise Hofmann la reprend à notre époque dans son dernier livre Faire Paysan, publié ce printemps aux Editions Zoé.
Fils et petit-fils de paysans, l’auteur le constate dans ce livre qui tient à la fois du reportage et du recueil de témoignages: l’idylle millénaire entre la Suisse et ses agriculteurs a vécu. Autrefois, le travail de la terre employait un tiers des habitants helvétiques. Il était vu comme le garant de la paix et de la prospérité du pays. Aujourd’hui, une grande partie de la population perçoit cette activité comme une source de pollution et d’exploitation animale.
Une population largement divisée
Blaise Hofmann le déplore. Il regrette ce «nouveau Röstigraben qui radicalise les pensées et les actes, qui unit Genevois, Bâlois et Zurichois contre les paysans». Ce livre est donc une tentative un peu désespérée de réconcilier deux mondes qui ne se parlent plus. Dans le meilleur des cas, l’écrivain espère pouvoir renouer le dialogue entre ces agriculteurs – bien souvent considérés comme des irresponsables – et une population urbaine qui se préoccupe de plus en plus de l’origine et de la qualité des aliments qu’elle met dans son assiette.
Une des vertus de ce livre est que l’auteur ne juge ni un camp ni l’autre. Il a encore en mémoire l’odeur des bottes de foin dans la ferme de son grand-père. Mais il reconnaît tenir désormais davantage du bobo urbain. Un pied dans les deux univers, Blaise Hofmann s’emploie donc à donner la parole à tous les acteurs de ce monde si diversifié: l’ancien proche de la retraite, le jeune diplômé converti au bio, le végan producteur de lait d’avoine, l’agriculteur fondateur d’une coopérative, la paysanne encore trop rare dans un monde d’hommes. Autant de personnages qui donnent du relief à une branche que l’on se représente trop souvent de façon monolithique.
Des difficultés souvent passées sous silence
Dans des témoignages souvent touchants mais toujours d’une grande pudeur, les personnes interrogées racontent la dureté de cette vie. Elles parlent de leurs naufrages financiers, de ces investissements abyssaux nécessaires pour pouvoir toucher les paiements directs, des montagnes de paperasse à remplir, de leur isolement à l’heure du tout numérique. Et de ces cordes qui pendent encore trop souvent des poutres de granges partout dans le pays. «Faire paysan, c’est travailler plus que tout le monde et gagner moins que tout le monde, pour nourrir des gens qui croient qu’on les empoisonne», avoue un des interlocuteurs de Blaise Hofmann.
Et à chaque page transparaît la tendresse de l’auteur pour ces hommes et ces femmes, ancrés dans leur terroir et qui ont fait de l’introversion et de la discrétion leur marque de fabrique. Ces taiseux aux larges carrures et aux pognes immenses, mais qui parlent si difficilement de leurs difficultés et de leurs sentiments. Ceux dont on ne perçoit les coups de gueule et les colères qu’aux moments où ils se sentent acculés par les gens des villes.
La Suisse aux avant-postes de la révolution écologique
Faire paysan ne peint pas non plus une image d’Epinal sur une campagne d’avant-guerre. Blaise Hofmann ne passe pas sous silence les problèmes liés aux engrais ou aux désherbants, à la surproduction qui existe depuis les Trente Glorieuses. Mais il rappelle aussi que depuis 1996, des préoccupations écologiques régissent déjà la tâche des agriculteurs. «La révolution écologique de l’agriculture – certes trop lente – est en marche depuis trois décennies en Suisse», rappelle-t-il.
Tous les paysans ne s’y sont pas pliés de bon gré; certains même tentent encore aujourd’hui de contourner les règles. Mais, dans sa grande majorité, la branche se nourrit du sentiment du travail bien fait, note le Vaudois qui fait ainsi une piqûre de rappel à ceux qui sont plus habitués au bruit de la circulation qu’aux tintements des cloches de vaches. Faire paysan, c’est un peu plus compliqué et lourd à porter qu’on veut bien l’imaginer, confortablement installé dans son canapé.
Pour Blaise Hofmann en tout cas, ce livre est l’expression d’un malaise, que de nombreux Suisses peuvent d’ailleurs ressentir aujourd’hui, entre préoccupations écologiques, inévitable lutte contre le réchauffement climatique et attachement à un approvisionnement de proximité. L’écrivain veut continuer de croire que ces deux mondes ne sont pas irréconciliables. Et qu’un jour, la population helvétique va se souvenir que faire paysan, c’est «le plus vieux métier du monde. Il est aussi le plus essentiel.»
Notre portrait de Blaise Hofmann
Ecrire à l’auteure: sandrine.rovere@leregardlibre.com
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Blaise Hofmann
Faire paysan
Editions Zoé
2023
214 pages