Chaque mois, notre critique littéraire s’attache à passer une œuvre au kaléidoscope, afin de récolter les images qu’elle projette et restituer leurs diffractions. Quitte à ce que les éclairs de génie s’avèrent des éclats de verre.
Roxane, la narratrice, découvre la Villa Bergamote avec le même étonnement que lorsque je l’ai aperçue en librairie: une couverture façon polaroïd empoussiéré, une maison d’édition méconnue et un descriptif tapageur; il y avait là ce mélange identique de flottement méfiant et de hâte intriguée. Belle-fille d’un couple politique en vogue, Roxane pénètre dans ce milieu d’apparat en spectatrice, vêtue d’embarras plus que de Prada. Elle navigue entre les invités et les domestiques sans être sûre de ce qu’elle fait là, cherchant des échappatoires parmi le cristal et les alizés, avec la conviction distraite de ceux qui savent qu’ils dérangent, mais espèrent qu’on les oubliera dans un coin du décor. Elle s’immisce dans ce foyer comme on feuillette un album de famille auquel on n’appartient pas tout à fait: avec la retenue de l’invitée de trop et cette acuité étrange que donne l’exil intérieur.
Dans cet univers d’exubérance feutrée, Roxane apprend à louvoyer entre les évidences et les railleries sinueuses en donnant du «Chéri» et du «Madame et Monsieur» en permanence. Et à force d’observer la consistance des silences, elle en prend peu à peu l’épaisseur. Villa Bergamote, c’est huit hectares de luxe, calme et volupté, encadrés par de hauts murs de manigances, de trafic d’influence et de corruption aux allures d’habitude.
J’ai lu ce roman dans un train, bien calé dans les sièges de la voiture première classe, ce qui convenait parfaitement: le confort y est suffisant pour ne rien sentir, mais jamais assez pour se croire à sa place. L’écriture ouatée de Mona Messine, dissimulant les tapages sous le tapis et maquillant les heurts en indifférence, se faufile dans les non-dits et ne brusque jamais, comme si chaque phrase hésitait avant d’exister. Sous les ellipses, cependant, ne se taisent ni le cynisme à bas bruit ni l’ironie trop polie. Aux crissements intempestifs, elle préfère la lucidité détachée. C’est une prose de la retenue, où le conflit se niche dans les malaises plutôt que dans les confrontations. Une prose qui terre et pèse de tout son poids, qui immobilise jusqu’à rendre les silences autour plus massifs et infranchissables.
Chapitre après chapitre, les chuchotements des voyageurs à côté de moi me sont devenus comme destinés et j’ai été englué dans la même confusion, la même nervosité léthargique que Roxane. Les paysages ont défilé sans discontinuer et je les ai regardés d’un œil absent, une brume sourde cerclant mon espace. Les inconnus du compartiment se sont agités et je les ai observés au ralenti, sans avoir aucune emprise sur l’instant.
Ils semblaient s’être donné le mot: regards à peine appuyés, gestes trop distingués pour ne pas être calculés. Tous paraissaient sortis du roman. Les hommes bien habillés répandaient le parfum tiède des illusions bien nées, les femmes portaient elles le tailleur des convenances étriquées.
Villa Bergamote se lit le trouble dans les pensées et l’âme lasse de ceux qui savent mais sourient. Laissant derrière soi le goût légèrement amer des vérités que l’on dit sans hausser le ton, parce qu’on sait qu’elles ne changeront rien.
Quentin Perissinotto est critique littéraire au Regard Libre.
Ecrire à l’auteur: quentin.perissinotto@leregardlibre.com
Vous venez de lire une critique parue dans notre édition papier (Le Regard Libre N°118).

Mona Messine
Villa Bergamote
Bouclard
Janvier 2025
176 pages