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Accueil » «Mâchoires», du gore dans la mangrove

«Mâchoires», du gore dans la mangrove6 minutes de lecture

par Quentin Perissinotto
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machoires

Qu’a-t-il bien pu se passer pour qu’une jeune lycéenne se réveille dans une cabane perdue au beau milieu de la forêt équatorienne, attachée sur une chaise? Est-ce par sadisme? Par pure vengeance? Pourquoi sa professeure se tient-elle au loin, muette mais calme? Avec son nouvel opus, Mâchoires, Monica Ojeda nous entraîne dans un thriller psychologique très littéraire, aux confins de l’effroi.

Après avoir lâché comme une bombe l’intrigue initiale, le roman rembobine sa pellicule et présente au lecteur une bande d’amies, toutes issues de la bonne société catholique équatorienne: Annelise, Fiorella, Natalia, Ximena et bien sûr Fernanda, la protagoniste ligotée. Si leur amitié paraît si forte, ce n’est pas le lycée qui l’a forgée: c’est leur fascination commune de la mort. Alors le jour où elles trouvent un bâtiment délaissé en cours de construction en pleine mangrove, c’est décidé: ce sera leur QG, l’abri de leurs secrets, le terrain de leurs jeux sinistres…

C’est dans ce décor lugubre, menaçant en tout temps de s’effondrer, au cœur d’une nature à la luxuriance inquiétante et peuplée de centaines d’animaux, qu’elles inventent des histoires et des défis pour se faire peur. Pour donner plus de corps et de légitimité à leur imagination, elles organisent des célébrations autour de leur propre Dieu, le Dieu blanc. Mais très vite, le simple goût de l’épouvante ne leur suffit plus, il leur faut lui mêler le frisson du risque. Ainsi, au fil de leurs idées, ces rites se transforment en actes dangereux.

«Elle n’avait jamais été capable d’expliquer ce qu’elle ressentait lorsque lui venaient les palpitations, les sueurs, les fourmillements dans les bras, les tremblements. Elle n’avait jamais pu dire à sa mère, agonisante sur un lit d’hôpital avec sa colonne transformée en boa, qu’avoir peur de mourir c’était bien pire que mourir tout court.»

Vivre l’horreur plutôt que la décrire

Nourri de références cinématographiques et littéraires (Lovecraft, King, Kubrick), Mâchoires n’est pas un thriller horrifique: c’est un roman qui fait vivre l’effroi au lecteur. Grâce à une écriture très percutante et orale, celui-ci entre dans la tête des fillettes et s’engouffre dans leurs angoisses les plus profondes, ancrées jusque dans leur chair. Mais par le biais de ces creepypastas, ces légendes effrayantes et mystérieuses relayées par Internet et qui deviennent virales, c’est tout le genre du récit horrifique qui est revisité et décortiqué. Monica Ojeda nous fait admirablement comprendre la fascination que peut exercer la terreur, au travers des films ou des romans, même si le lecteur ne serait pas un féru de ce type de productions.

Si, comme l’auteur de ces lignes, vous ne saisissez pas vraiment ce qui pousse les personnes à se mettre devant un film d’épouvante ou à se plonger dans un roman gore, alors Monica Ojeda vous donne des pistes de réponse:

«Quand on a peur on se sent très vivant et très fragile, comme si on était en cristal et qu’on pouvait se briser à tout instant. Ça peut être affreux, oui, mais ça réveille et ça remplit une émotion immense.»

Quand la sororité se fait toxicité

L’auteure de Mâchoires ne saurait toutefois se contenter de nous faire observer les vertiges de l’effroi; les scènes oppressantes sont le moyen d’explorer le territoire instable de l’adolescence, fait de défiance, de croyances et surtout de beaucoup d’errements et de tâtonnements. Ce territoire des extrêmes, qui voit un jour sa meilleure amie devenir sa pire ennemie. Monica Ojeda se glisse avec talent dans l’intimité de ce girls band pour y raconter ces rapports de pouvoir qui s’installent, l’influence du groupe et le côté pernicieux de cette pression sociale. Le tout sans déployer de longues théories autour de l’intrigue ni la stopper pour la commenter, mais en projetant les événements et en les laissant imprégner le lecteur.

Ce texte aux ambiances lourdement chargées installe un climat d’étrangeté, qui n’est pas sans rappeler les romans gothiques. De la même façon que cette ambiguïté gagne de plus en plus le lecteur, elle installe également un malaise qui consume les relations entre les personnages; tout semble déterminé dès le départ, puis tout part à la dérive et vole en éclats. Plus les défis se radicalisent et plus les fillettes se chamaillent, jusqu’à ce que ces disputes ouvrent des brèches. Car la frontière entre l’amitié et la toxicité se révèle parfois très mince.

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Monica Ojeda a remporté le pari d’écrire un livre à la fois poétique et brutal, un livre d’atmosphères qui n’est pas descriptif, un livre sur la fascination pour l’horreur qui la vit de l’intérieur. C’est indubitablement un roman réussi. Pourtant, si je n’ai aucune peine à lui reconnaître ces qualités, je ne peux pas affirmer qu’il a été une déflagration pour moi. Il m’a dérangé, interrogé, tout en m’oubliant parfois au bord du chemin. Quoi de plus normal en définitive pour un roman de l’ambivalence que de laisser le lecteur dans son trouble! Une chose est en revanche bien plus claire: Mâchoires est un roman qui, en pleine rentrée scolaire, pourrait donner des idées aux professeurs, comme séquestrer et ligoter les élèves perturbateurs.

«Une crise de panique, c’est comme se noyer à l’air libre.»

Ecrire à l’auteur: quentin.perissinotto@leregardlibre.com

Crédit photo: © Quentin Perissinotto pour Le Regard Libre

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machoires

Mónica Ojeda 
Mâchoires 
Traduction d’Alba-Marina Escalon 
Editions Gallimard 
2022 
320 pages 

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