Le Regard Libre N° 9 – Sébastien Oreiller
Tout le monde se casse les dents sur la liberté, tant le sujet est vaste et épineux. Sartre disait: «La liberté, c’est vouloir ce que l’on peut.» En lieu d’une définition, voilà un pléonasme, un sophisme même, qui n’apprend rien sur la liberté en tant que telle. Sartre se contente de préciser les conditions dans lesquelles s’exerce cette fameuse liberté, sans préciser ce que l’on peut vraiment – à noter d’ailleurs que l’on ne peut pas quelque chose mais que l’on peut faire quelque chose. La liberté se pose en actes. Nuance. – La réciproque même aurait été plus constructive, à savoir que n’est pas libre celui qui recherche ce qu’il ne peut atteindre. Mais ça, tout le monde le sait; le philosophe de l’existentialisme tourne autour du pot. L’éminent père du Zarathoustra lui aussi préfère rester dans le vague: «La liberté, c’est d’avoir la volonté d’être responsable de soi-même.» Or, on est libre parce que l’on a la volonté d’être responsable de soi-même. C’est une cause, non la liberté en soi. Ajoutons que le mot même de liberté est un concept désagréable qui ne renvoie à rien. Il n’y a pas de liberté: il n’y a que des êtres libres ou non. Il faut donc en revenir au fait physique, si simple et effrayant parce que si dangereux: être libre, c’est faire ce que l’on veut. A cela, il faut ajouter l’indispensable corollaire social: être libre, c’est faire ce que l’on veut, quitte à en payer les conséquences.
On entend souvent dire que la liberté s’arrête là où celle des autres commence. Or, la liberté ne connaît pas de limites physiques. Quand on pose un acte, on est entièrement libre de le faire ou on ne l’est pas. Il n’y a pas de demi-mesures. Le reste est un pacte social qui n’a rien à voir avec la liberté: chacun dispose de sa propre intégrité mais pas de celle des autres. Je peux très bien prendre le risque de déclencher une avalanche et d’être emporté, cela ne concerne que moi; par contre, je n’ai pas le droit de mettre en danger les skieurs en-dessous de moi en déclenchant une coulée. Quoi qu’il en soit, je suis tout à fait libre de le faire si je suis prêt à avoir la mort des autres sur ma conscience et/ou à être condamné. Ergo: je n’ai pas le droit de faire cela, pourtant, à partir du moment où rien ne m’en empêche, je suis libre de poser consciemment cet acte ou non. C’est le libre arbitre. On voit donc que le droit et la liberté s’opposent. Le droit est là pour éviter l’anarchie dans la communauté, il est fixé par des règles et garantit une cohésion au groupe. Corollaire n°1: fixer la liberté comme une valeur intrinsèque d’un Etat, c’est la porte ouverte à tous les abus, étant donné que la liberté, à partir du moment où elle existe, dépend de l’individu et ne se maîtrise pas. Corollaire no2: l’homme libre est toujours un criminel – le premier être libre de la tradition occidentale, et le premier à en payer le prix, n’est autre que Satan, il faut le rappeler.
On voit donc le danger que représente le libre arbitre pour la société. Si chacun commence à appliquer lui-même sa liberté selon ce qui lui semble bon, la cohabitation devient vite un cauchemar. L’Etat et la religion fonctionnent donc comme des entraves nécessaires à la liberté pour garantir la cohésion du groupe: ils fixent des règles et des châtiments si les règles sont entravées. Dans le troupeau, la peur de la punition limite donc l’exercice de la liberté. Le théologien Hans Küng n’avait pas tout tort en qualifiant le pape Jean-Paul II de dictateur qui voulait supprimer le libre arbitre en faisant primer le dogme et la tradition sur l’exercice de la conscience. Ce qu’il faut comprendre, c’est que de pareilles restrictions ont lieu d’exister – et sont même nécessaires – pour la masse du troupeau, peu éduquée et primitive. Rien n’empêche les êtres plus intelligents d’appliquer leur liberté suivant leur libre arbitre, s’il l’effet obtenu est plus important pour eux que le châtiment. L’exercice réel de la liberté – pas le semblant d’indépendance présenté au peuple pour qu’il se tienne tranquille – est donc par définition un plaisir réservé à une élite. Plus encore, la liberté est la caractéristique de l’homme noble, celui qui impose ses valeurs au troupeau, par opposition à l’esclave qui les subit. N’est pas libre qui veut.
Si la liberté, c’est faire ce que l’on veut, quitte à en payer les conséquences, on peut donc dire que plus les conséquences sont pesantes, plus la liberté est grande. La liberté suprême, c’est poser son acte délibérément tout en sachant que l’on va en souffrir. Et ce pour le meilleur comme pour le pire… La douleur a donc un effet thérapeutique, comme le prétend Nietzsche. Pour faire un tel choix, il faut avoir du courage, il faut oser se sacrifier soi-même. Le tragique est l’expression de cette crise, c’est le conflit entre un vouloir vivre et une entrave irréparable à la liberté. Or, les héros sont les êtres nobles par excellence, ceux qui ne supportent pas d’être enchaînés, ceux pour qui la mort est préférable à la suppression de la liberté. Ou vivre noblement, ou noblement périr nous dit Ajax. Pour le héros (du grec ἥρως: maître, chef, noble), vivre noblement c’est vivre en homme libre. Voilà pourquoi Antigone préfère mourir plutôt que d’être privée de la liberté d’enterrer son frère. Petit corollaire: si le personnage tragique est celui qui ressent au plus profond de lui-même la privation de la liberté, et que le héros est par définition un homme libre, on peut dire que tout héros est tragique. Ceux que l’on nomme les héros du quotidien eux-mêmes, ce sont les hommes prêts à tout pour défendre leur liberté (et parfois celle des autres) et n’en supportent pas la privation. Un héros qui ne se bat pas pour sa liberté, d’une manière ou d’une autre, n’est pas un héros…
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