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Dans l’intimité de Corinna Bille et Maurice Chappaz (Rencontre avec Pierre-François Mettan)11 minutes de lecture

par Loris S. Musumeci
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Le Regard Libre N° 22 – Loris S. Musumeci

Jours fastes (1/6)

Par cet entretien littéraire, nous ouvrons une série de six épisodes se penchant sur la correspondance des deux écrivains valaisans Corinna Bille et Maurice Chappaz, publiée cette année aux éditions Zoé sous le titre : Jours fastes, Correspondance 1942 – 1979. Pierre-François Mettan, professeur de français et d’anglais au Collège de l’Abbaye de Saint-Maurice, a travaillé durant quatre ans à la réalisation de cet ouvrage épistolaire d’une richesse unique. Passionné de littérature, il connaît les deux auteurs comme ses propres parents. Nous ne pouvions alors que le rencontrer.

Loris S. Musumeci : Quel désir vous a poussé à vous pencher sur la correspondance entre Corinna Bille et Maurice Chappaz ?

Pierre-François Mettan : Tout a commencé lorsque j’étais étudiant au Collège de l’Abbaye de Saint-Maurice. Mon professeur avait invité Maurice Chappaz. Sa rencontre fut extrêmement marquante. Cet homme joyeux, volubile, s’intéressait à nous. Maurice Chappaz était alors en rupture avec différentes institutions, notamment avec le Nouvelliste ; ce qui fit que nous le prîmes en sympathie. Avez-vous d’ailleurs le souvenir du « Vive Chappaz ! » peint sur la façade d’une falaise à Saint-Maurice ? Des étudiants de ma classe (promotion de 1976) avaient volé des pots de peinture à la police, le premier avril, pour inscrire ce cri du cœur visible depuis la ville. Tous les journaux suisses en avaient parlé ! Voilà comment j’ai commencé à connaître, lire et aimer Maurice Chappaz. Par la suite, la figure de Corinna Bille m’a aussi passionné. On me demande lequel des deux je préfère. Je dois vous avouer que j’apprécie autant l’un que l’autre. Ils sont très différents. Maurice, c’est un poète. Tout ce qu’il dit a du poids dans la réalité, dans sa propre vie. Corinna quant à elle est toujours dans la fiction ; elle raconte des histoires et s’intéresse à d’autres vies que la sienne. Il est, à vrai dire, intéressant de comparer leurs manuscrits pour comprendre leurs différences de genre et de style. Le premier a une petite écriture, ses textes sont remplis de corrections et de rajouts. La seconde écrit d’un seul trait ; son écriture glisse et coule, elle va de l’avant spontanément.

Cela se remarque-t-il dans leur style épistolaire ?

Absolument. On a retrouvé plusieurs brouillons des lettres de Maurice pour Corinna. Ce qui montre son écriture moins impulsive mais plus travaillée. De plus, ne sachant trop dessiner, ce dernier s’amusait à coller des décalcomanies de papillons. Corinna, venant d’une famille d’artistes, dessine très bien. Elle a réalisé de magnifiques collages qu’elle a envoyés à Maurice. Il est touchant de voir la peine qu’il se donnait pour tâcher de lui répondre avec de beaux ornements ; il ne manquait pas de s’arranger pour trouver quelque image dans un vieux livre, la joindre à sa lettre et y placer de romantiques « je t’aime » tout autour. Il est amusant de constater que lui qui a étudié le latin et le grec au collège commet davantage de fautes de langues qu’elle, qui avait un simple diplôme de commerce.

Sur le plan pratique, comment vous y êtes-vous pris pour rassembler, déchiffrer et présenter cette multitude incroyable de lettres ? Ce sont effectivement plus de mille pages de correspondance que nous avons dans l’ouvrage en question : un travail impressionnant.

Ce fut un travail d’équipe. Sous la direction de Jérôme Meizoz, des assistants universitaires ont commencé le travail de recherche. Par la suite, je fus engagé au sein du projet et je m’y suis consacré pendant quatre ans, à côté de mon travail d’enseignant : j’ai dû déchiffrer et dactylographier à peu près la moitié des lettres, et bien sûr contrôler le tout. J’ai aimé ce que j’ai fait ; en dactylographiant, notamment, je me suis approprié plus naturellement le contenu de l’écrit. Précisément, les étapes de la réalisation du recueil furent le déchiffrage, l’assemblage chronologique et l’annotation.

Vous venez d’évoquer les annotations, omniprésentes dans le livre. Quelle est leur importance ?

Les annotations sont un travail en soi ; il s’agissait de rendre le texte plus lisible et de permettre l’accès à ce qui semble inaccessible. Vous imaginez que cela plaît bien à l’enseignant que je suis. Il y a là toute une pédagogie. Comme principe d’annotation, je me suis simplement arrêté sur tout ce que je ne comprenais ou ne connaissais pas. La recherche en bibliothèque joua, certes, un rôle essentiel, mais les témoins rencontrés aussi. Les cimetières me servirent à découvrir des dates de naissance et de mort. J’ai été en fait très libre dans ma manière de travailler. J’ai apprécié également les sereines promenades dans des lieux décrits par la correspondance de Corinna et Maurice, deux grands baladeurs. De toutes ces expériences, j’ai appris que dans la recherche on trouve souvent ce que l’on ne cherchait pas.

L’intimité des deux écrivains, vous la connaissez bien à présent par toutes ces recherches. Vous semble-t-il néanmoins juste de la divulguer ainsi au grand public ?

Excellente question ! Avant que le livre ne sorte, beaucoup de personnes me demandaient si mon travail pour la publication de cette correspondance était légitime. Oui, il l’est clairement. Maurice a souhaité cette publication, il l’a accompagnée dans la première partie du travail et a refusé tout tri qui aurait impliqué que l’on retire ce qui ne lui convenait pas. Il est vrai que certaines lettres ne le montrent pas sous son plus beau jour. Je pense notamment à ses infidélités et à ses soucis d’argent. Pour l’intimité en elle-même, je me demande si elle est si présente que cela. Au lecteur d’en juger. Il n’en demeure pas moins que la volonté de Maurice Chappaz permet de découvrir ces deux auteurs de l’intérieur. Cette immersion dans une correspondance est extrêmement féconde.

D’autant plus que, dans la préface, vous présentez cette correspondance comme singulière, car complète. Elle est, de fait, à la fois amicale, amoureuse, conjugale, voyageuse et littéraire.

Tout à fait. Franchement, je pense qu’il y a peu de correspondances aussi riches que celle-ci. Je suis à ce propos un peu déçu du fait que, malgré les efforts de Madame Coutau des éditions Zoé pour diffuser le livre en France, aucun journal français ne s’y est intéressé au point d’y consacrer un article.

C’est dommage. J’ai pourtant vu l’ouvrage vraiment mis en évidence sur un présentoir dans une librairie au cœur de Paris, à Saint-Germain-des-Prés, en mai dernier.

Est-ce bien vrai ? Quelle belle surprise ! Même si rien n’est paru dans la presse, au moins notre travail a été vu et sans doute lu aussi. Quoi qu’il en soit, il est certain que la correspondance de François Mitterrand avec Anne Pingeot, qui vient de paraître, fera plus d’écho ! Elle doit être passionnante.

Au fond, en quoi le genre épistolaire suscite-t-il alors un tel attrait ? Quel est ce mystère qui rend sa lecture envoûtante ?

Les lettres de Corinna Bille et Maurice Chappaz sont captivantes à lire car leurs vies le sont. Corinna, déjà très jeune, a subi les douleurs d’une séparation conjugale. Après avoir vécu à Paris, elle revient en Valais et écrit de manière compulsive pour se consoler, en particulier son premier chef d’oeuvre Théoda, écrit pendant la guerre. Maurice n’a pas connu que des réussites non plus : il est paralysé par la page blanche et mettra dix ans à écrire son Testament du Haut-Rhône. De plus, les deux sont de grands lecteurs, ils ont beaucoup de choses à se raconter. Ils ne peuvent même pas imaginer de rester plusieurs jours sans s’écrire. Je me demande si ce genre de correspondance au quotidien existera encore. C’est pourquoi une telle collection de lettres demeure une vraie richesse. J’imagine assez un historien s’intéressant au féminisme, qui consulterait le courrier de Corinna. Elle a été féministe, mais sans jamais le proclamer. Elle voulait son indépendance, une « chambre à soi », selon l’expression de Virginia Woolf, auteur que Corinna aimait beaucoup.

Pourquoi avez-vous choisi Jours fastes comme titre ? Je suis certain que cela révèle en partie à qui nous avons affaire par la présente correspondance.

Nous avons trouvé ce titre par une simple discussion. Je faisais part de l’étonnement que suscitait en moi cette expression : « jours fastes ». Dans la Rome antique, les « jours fastes » étaient les jours au cours desquels le commerce était autorisé. Pour le code de communication entre Corinna et Maurice, les « jours fastes » sont les moments du mois adaptés à échanger du plaisir sans risque de procréer. Nous avons alors décidé de garder cette expression comme titre, parce qu’elle évoque la complicité et la générosité. Leur existence est une véritable « corne d’abondance » : par leurs enfants, par les livres qu’ils ont écrits, par leur amitié, par leur vie donnée. Cela remet en question les préjugés qui circulent en Valais au sujet de Maurice Chappaz : on ignore à quel point il fut aussi généreux.

Maintenant que nous sommes entrés dans leur intimité, comment qualifiez-vous cet amour qu’ils ont vécu, tantôt agréablement, tantôt plus difficilement ?

C’est un amour-passion, qui se transforme au cours de leur vie en attachement. Outre le simple respect, ils s’admiraient mutuellement ; pour leur personne comme pour leur œuvre. Maurice était séduit par cette femme qui écrivait si facilement et instantanément. Corinna, elle, était fascinée par ce poète à l’écriture si recherchée. Ils s’aidaient pour leurs écrits. Ce peut sembler un peu sexiste comme collaboration, mais il faut savoir que Corinna dactylographiait les textes et Maurice s’aventurait en agent littéraire auprès des éditeurs : après la mort de cette dernière en 1979, il a publié une vingtaine d’ouvrages inédits de sa femme. Il s’est dévoué pour mettre en valeur l’œuvre de celle qu’il aimait. En plus d’amour-passion et d’attachement, on peut parler d’amour d’amitié. Ils étaient de vrais amis.

« Je ne peux aimer que l’être que je laisse libre et qui me laisse libre. Tu peux faire ce que tu veux, je t’aime, je t’emporte avec moi et tu fais partie de ma solitude. », lit-on dans une lettre de Corinna. Quelle est la place de la liberté dans leur amour ?

La lecture ainsi que l’ouverture vers les arts leur a donné cette nécessité de liberté. Ils ont dû nouer une espèce de contrat : Maurice pouvait aller et venir sans être toujours très proche de la famille ; elle, par la force des choses, s’est occupée des enfants. Maurice, habité par une folie ambulatoire, était toujours en route. En cela, il fait penser à Jean-Jacques Rousseau. Corinna acceptait que son mari fût absent, qu’il eût aussi des aventures. Elle, demandait toujours à avoir assez de temps pour écrire. Maurice faisait tout pour qu’elle eût des vacances et qu’elle se reposât. Aussi, ce dernier mettait la liberté au centre. Maurice Chappaz était très croyant : pour lui, le chrétien ne peut qu’être libre.

N’était-ce pas une relation trop en décalage vis-à-vis des autres couples traditionnels ?

Il y avait bel et bien un décalage. Celui-ci était plus facile pour Corinna que pour Maurice. Elle venait d’un milieu d’artistes. Son père, grand peintre errant, avait aussi beaucoup de liberté. La famille de Maurice, en revanche, appréciait moins ce type de relation. Pour la question du mariage, notamment, il était difficile d’accepter qu’un Chappaz ne fût pas marié alors qu’un enfant allait naître. De plus, Maurice, pater familias, ne rapportait que très peu d’argent à la maison. Sa famille voulait qu’il trouve un vrai travail. Il aurait d’ailleurs même pu entrer au Nouvelliste, mais il a préféré garder sa liberté pour créer, pour se consacrer à son art, l’écriture, d’où ses relations parfois tendues avec son oncle, le Conseiller d’Etat Maurice Troillet.

Que peut apporter à la littérature romande, voire francophone, cette correspondance avec toutes ses richesses dont nous avons parlé ?

Elle donne un éclairage sur la famille des écrivains romands. Ceux-ci se connaissaient bien, ils se lisaient les uns les autres. Maurice évoque souvent Gustave Roud, Georges Haldas, Philippe Jaccottet, Nicolas Bouvier et encore beaucoup d’autres. Il y a une fraternité entre ces écrivains. C’est fort intéressant, d’autant plus que l’on voit que ce n’est pas seulement leur proximité géographique qui les unit, mais leur métier. Maurice avait dit dans un jeu de mots qu’il se sentait « plus roman que romand ». Il n’en demeure pas moins qu’ils se sont beaucoup soutenus entre « romands » ; Jours fastes en est un témoignage. Ces écrivains jouissaient d’un véritable réseau, un peu à la mode des humanistes de la Renaissance. Corinna était plus solitaire, elle avait néanmoins ses contacts également : elle connaissait surtout des artistes étrangers, de par ses voyages. Je pense à son amitié avec le Roumain francophone Benjamin Fondane : elle apprend avec désarroi qu’il a été déporté à Auschwitz. Il y a ces histoires de vie et la grande Histoire. En cela, les anecdotes racontées dans la correspondance des deux conjoints apportent beaucoup à la littérature francophone. Un Français ou un Belge se retrouverait sans doute dans le chemin de vie de Corinna et Maurice. J’aimerais vraiment insister sur le côté universel de ces deux personnes. On peut lire, par exemple, les traductions des Bucoliques de Virgile par Chappaz.

Dans ce cas, en guise de résumé quant à la richesse de Jours fastes, je vous propose d’exprimer pour nos lecteurs trois bonnes raisons de le lire.

C’est une histoire de vie. Peut-être devrais-je dire que c’est une histoire de vies, au pluriel. Deux vies fascinantes, parce qu’envers et contre tout, elles se sont toujours données du sens. Tout ce que Corinna et Maurice ont fait avait du sens : écrire, avoir des enfants, voyager, aimer. Ils ont vécu par et dans la ferveur. Une deuxième raison serait l’aspect documentaire de l’ouvrage. On y retrouve des propos intéressants sur l’histoire du Valais, la Suisse romande, les voyages, la littérature. Enfin, c’est une porte d’entrée pour découvrir les œuvres de Bille et Chappaz. Et j’aimerais encore vous donner une quatrième raison : l’intérêt pour la nature. C’est ce qui les a réunis dans une perspective qui n’est pas anthropocentriste. En vérité, ils s’émerveillent sans cesse du monde autour d’eux : paysages, oiseaux, papillons, animaux…

Merci pour ce partage, Monsieur Mettan !

Des propos recueillis par Loris S. Musumeci

Crédit photo © Radio Télévision Suisse

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