Les bouquins du mardi – Loris S. Musumeci
Bref mais efficace. Et l’efficacité n’est pas que le fruit d’un gain ou d’un profit. Il n’est pas même question d’instruction ou de culture. Gabriella Zalapì offre une expérience. En nonante-neuf pages, elle nous glisse dans la peau d’Antonia, jeune bourgeoise rédigeant son journal intime du 21 février 1965 au 3 novembre 1966. Jeune bourgeoise, mais pas que. Si Antonia vient en effet de la bourgeoisie, ses aspirations dépassent le cadre de son rang social. Elle doit sortir du cadre. Parce qu’elle y étouffe.
Elle est anglaise, d’une famille installée à Palerme depuis trois générations. Son époux, Franco, est un Palermitain pure souche. En tout. Conservateur surtout, et macho; comme tout bon mâle sicilien. Sa femme ne doit lui servir que de potiche pour faire bonne impression aux yeux du monde, aux yeux des «gens».
«Lorsque j’ai évoqué mon envie de travailler, Franco a répondu: ‘Mais que diraient les gens? Tu as tout ce qu’il te faut. Les femmes de ton rang s’occupe d’organiser des mondanités et tu as beaucoup de progrès à faire dans ce domaine.’ Il ne comprend rien, rien, rien. J’ai 29 ans. Mes désirs tombent, s’enfoncent dans l’insonore. Impossible d’envisager une vie de perfect house wife pour le restant de mes jours. J’aimerais abandonner ce corset, cette posture de femme de, mère de. Je ne veux plus faire semblant.»
Veine féministe, oui. Pour autant que tout élan de libération de la part d’une femme soit forcément rallié à l’idéologie féministe. J’ai quelques doutes à ce sujet. Mais ne parlons pas à la place d’Antonia et de Gabriella Zalapì; elles ont la claire volonté d’opérer une démarche féministe. Grand bien leur fasse. C’est tout à leur honneur, dans la mesure où le récit touche et fait résonner la réalité.
Antonia est de fait aussi réelle que Madame Bovary. Parce que révélant quelque chose d’universel. La déception d’une femme qui voyait en grand, rêvait en couleur, s’imaginait dansant dans le noble bal des aventures exaltantes de la vie. Cette amertume bovarienne – ou antonienne – on la ressent vraiment de la première à la dernière page. Et si Zalapì n’arrive évidemment pas à la cheville d’un Flaubert, elle semble l’avoir compris et le livrer dignement aux lecteurs contemporains, qui ont un lien direct aux années soixante et à l’évolution qu’elles ont connu jusqu’aujourd’hui.
«Terrible migraine. Dissolution une fois de plus dans les draps. Franco a dormi dans la chambre d’amis. Il n’y a plus d’oxygène entre lui et moi. Nous n’avons plus aucun endroit où mettre nos pensées, nos idées, nos désirs en commun. Même nos corps ne s’émeuvent plus. J’ai épousé Franco aveuglée par le désir d’être aimée. Je me suis trompée.»
Antonia, Journal 1965-1966, sans se prétendre plus que ce qu’il est, laisse entreprendre également un voyage exotique dans une Palerme déjà moderne, et pourtant encore odorant de poisson, hurlant d’agitation, sur la route, au marché, devant les kiosques. Les villes du sud de l’Italie ont toutes un point commun, qu’elles assument d’ailleurs: elles sont des grandi bordelli. Un peu comme des maisons closes, mais en plus lumineuses, et en plus folles. Quelques points d’évocations historiques ou culturelles se baladent aussi çà et là dans le journal. Le principal reste néanmoins le souffle d’Antonia qui s’accélère; pour respirer enfin, pour la passion. Pour apercevoir ne serait-ce qu’un rayon de ce soleil vague, vide et immense qu’est la liberté.
Gabriella Zalapì
Antonia, Journal 1965-1966
Editions Zoé
2019
99 pages
Ecrire à l’auteur: loris.musumeci@leregardlibre.com
Crédit photo: © Editions Zoé