Les lettres romandes du mardi – Alexandre Wälti
Le neuchâtelois Roger Favre a écrit son Diable d’acteur et Dieu en bouteille comme un conte dont le lecteur boit autant les paroles qu’il respire les effluves d’alcool des deux personnages. Il pourrait se croire dans un soir de weekend interminable. Une histoire dont le point de départ est d’une simplicité ahurissante : une conversation de bistrot. Un voyage littéraire nourrit par l’Histoire avec le rire sarcastique au coin des lèvres en bonus.
Il y a ce type qui gondole en sortant de la boîte de nuit. Il rit seul, vitupère contre le prix du pastis et postillonne son alcool sur le videur. Pour lui, les visages se déforment sans doute depuis plus d’une heure. Il gerbe à toute allure.
Au contraire, la femme, qu’il croise et interpelle subitement au moment de bifurquer à droite, dans la petite ruelle des vices où tout est permis, le regarde avec circonspection. Il titube, s’appuie sur les murs tagués et disparaît dans l’obscurité, plonge dans l’oubli. Elle demande peut-être combien de litres d’alcool l’homme a bu. Il ne fait pas de mal, il est juste loin et erre à présent. C’est ce qu’elle se dit.
De la banalité du quotidien
Cette scène est banale. Beaucoup d’hommes et de femmes ont la même attitude. Comme s’il fallait oublier le monde et s’enivrer jusqu’au basculement dans l’ivresse et la désinhibition. Certains sont perdus et slaloment tous les weekends d’un bar à l’autre. C’est un peu l’histoire que raconte Roger Favre dans Diable d’acteur et Dieu en bouteille. Sauf qu’il s’amuse, lui, tandis que nos noctambules de fin de semaine sont réels.
En effet, Roger Favre maltraite avec un malin plaisir ses personnages. Il en met deux en scène : un pasteur et un acteur. Le premier boit, boit beaucoup. L’écrivain neuchâtelois ne l’épargne pas et le peint d’effluves d’alcool. Le second prépare un rôle, celui du diable. Il interpelle le pasteur au bar. A la suite de ce premier contact, l’acteur cherchera d’abord son rôle et incarnera ensuite le diable, le temps d’une nuit gondolante. Juste pour rire, ou pas.
A ce moment là, le pasteur mettant mécaniquement la main dans la poche intérieure de son manteau s’arrêta, puis fouilla frénétiquement d’un côté et de l’autre avant de s’exclamer d’une voix blanche :
– J’ai perdu mon portefeuille !
– Bah ! Un portefeuille, encore un détail ! Que représente un portefeuille face aux grandes questions de l’être, face à l’éternité…
– C’est que j’avais tous mes papiers dedans… Il faut que je retourne voir partout où nous sommes passés.
– Tout ce dédale ! Vous imaginez Thésée face au Minotaure qui s’écrire : « J’ai perdu mon passeport ! Il faut que je retourne jusqu’à l’entrée du labyrinthe… Un instant, je reviens ! »
– Il me faut retourner… Dites-moi un endroit où je pourrai vous retrouver plus tard, fit le pasteur sans rien avoir perçu de la plaisanterie.
– Cette histoire de portefeuille vous retourne décidément complètement l’esprit. Si je peux quelque chose pour vous… Tenez, prenez ceci !
Le pasteur refusa d’abord avec dignité. Puis, en y regardant de plus près, il arracha ce que l’autre lui tendait et s’exclame :
– Mais, c’est mon portefeuille !
– Ne me remerciez pas surtout. Le diable aussi sait se montrer philanthrope. A plus forte raison, le jour de son anniversaire !
– Vous êtes encore plus diabolique que je le croyais. Sacré comédien !
Et tous deux de se mettre à rire d’une même voix, de bon cœur.
Mais chacun pour des raisons différentes.
Puis ils se remirent à marcher.
C’est ainsi que les deux compagnons font progressivement connaissance avant de remonter le temps. Leurs discussions s’intensifient tandis que le pasteur boit, boit beaucoup. L’acteur l’encourage. Comme s’il fallait manipuler son interlocuteur pour mieux en rire. Et pourtant, rien de véritablement méchant perturbe leur nuit, juste quelque chose de légèrement vicieux et mesquin. Les deux trognes-à-gouttes – plutôt un seul – voyagent de l’époque de Farel, en passant par les sorcières brûlées et les conquêtes de Constantin le Grand, premier empereur romain chrétien – ce n’est pas un hasard – et jusqu’aux terres sauvages des indiens Wayepiewie.
Le conte d’une infinie nuit
Une simple discussion en soit. Rien d’exceptionnel. Mais c’est sans compter les intentions toujours plus claires du comédien et l’ivresse toujours plus forte du pasteur. La plume de Roger Favre est jouissive d’inventivité et volontiers virulente contre le sacré. Une confrontation banale entre un Dieu aviné et le Diable manipulateur.
C’est parfois une fable, puis plus qu’un jeu littéraire et enfin les repères temporels disparaissent. Où finiront nos deux amis d’un soir ? Peut-être qu’ils échoueront quelque part loin de la ville où ils ont commencé, sur une plage ou dans la neige, libres ou emprisonnés. Ce qu’il y a de plaisant dans le style de Roger Favre, c’est le plaisir qu’il prend à partir d’un élément extrêmement concret, puis la manière qu’il a d’immerger ses deux personnages dans différentes périodes de l’Histoire.
Une simple discussion qui termine en des immersions succinctes dans de multiples espace-temps de l’Histoire. Deux personnages qui sont là en étant toujours ailleurs, entre deux états sans doute. Comme l’homme titubant qui a disparu dans la ruelle sombre.
Roger Favre
Diable d’acteur et Dieu en bouteille
Editions Zoé, 1996
112 pages
Ecrire à l’auteur : alexandre.waelti@leregardlibre.com
© Alexandre Wälti pour Le Regard Libre