Les mercredis du cinéma – Alice Bruxelle
«Hymne à l’amitié et à la vie» pour certains, Drunk (2020) collectionne les nominations: Cannes, Oscars, César, Golden Globes. Et pourtant, le réalisateur Thomas Vinterberg rate complètement son sujet principal: l’alcool. Comme une bière en fin de journée, Drunk s’apprécie pour se vider l’esprit.
Si vous me connaissiez personnellement, vous sauriez probablement que je ne me refuse pas un petit verre de Fendant de temps à autre et, je l’avoue, plusieurs si affinités il y a. Un peu comme les personnages de Drunk, qui, eux, substituent le vin valaisan à quelques litres d’alcool dissimulés dans leur gourde. S’ils n’ont pas le bon goût de s’enivrer avec les produits du terroir, c’est parce que l’œuvre dont il est question est un film danois réalisé par Thomas Vinterberg, à qui l’on doit le premier film – Festen (1998) – du mouvement cinématographique Dogme95, dont il est le co-fondateur. Une majorité de critiques dithyrambiques ont suivi la sortie du long-métrage, concrétisées par une pléthore de nominations et de prix: nomination notamment au Festival de Cannes et aux Golden Globes, ainsi que les récompenses du César du meilleur film étranger et de l’Oscar du meilleur film international. C’est donc sous le brouhaha des applaudissements que l’on tentera de glisser un peu d’eau dans le vin de Drunk, non seulement pour amortir la cuite qu’il nous réserve, mais aussi pour se rendre compte du vide laissé derrière lui une fois celle-ci passée.
Une réalité poncée au papier de verre
Selon la théorie du psychologue norvégien Finn Skårderud, si le déficit de 0,5 grammes d’alcool présent selon lui naturellement dans le sang était comblé, l’être humain verrait son existence considérablement améliorée dans tous les domaines. Au nom de la science, quatre amis enseignants, dont Martin, dépressif et incarné par Mads Mikkelsen – qui retrouve Vinterberg, avec qui il avait tourné La Chasse (2012) – décident de l’opérationnaliser. Cette expérience les conduit à s’enivrer durant la journée en augmentant au fur et mesure les doses jusqu’à se retrouver aux confins de leurs limites. La thématique de l’alcool n’est pas un choix hasardeux de la part du réalisateur. En effet, aussi paradoxal soit-il, entre les frontières du second pays «le plus heureux du monde», l’alcool est un fléau, bien démontré dès la scène d’ouverture dans laquelle des lycéens se vautrent dans l’ivresse et le vomi dans une désinvolture totale. Si le cinéaste n’a voulu prendre aucun parti concernant cette problématique – l’alcool n’est ni de l’eau, ni le signe avant-coureur de la perdition de la société – cette liberté accordée au spectateur de se forger sa propre opinion aurait dû supposer de ne pas «trahir l’essence des choses, de les laisser d’abord exister pour elles-mêmes librement» comme a écrit très justement André Bazin. Cela ne se traduit en tout cas pas dans le film. Le choix de nous couper d’un certain nombre d’outils pour appréhender la réalité laisse même un relent de trahison amère dans la bouche.
Dans une interview accordée à Euronews, Thomas Vinterberg décrit son long-métrage comme «un film qui parle de la vie». Dans un article du Parisien, il s’agit d’«un hymne à l’amitié et à la vie» pourvu de scènes qui s’étirent «avec beaucoup de réalisme». Si, en effet, l’un ne va pas sans l’autre, c’est-à-dire qu’il est nécessaire d’avoir un certain effet de réalisme pour réaliser un film «qui parle de la vie», Drunk manque la marche et ne fait qu’édulcorer la réalité.
Même si les mouvements de caméra portée – l’une des caractéristiques du Dogme95 – font miroiter un léger effet documentaire – comme si l’on se trouvait au cœur de la détresse des personnages –, le reste n’est qu’un hachoir pour toute pensée digressive qui s’écarterait de la trame narrative horriblement linéaire. Il y a en premier lieu un problème, ensuite la solution et la fin est une synthèse tiède des deux; rien de surprenant, donc. De plus, Drunk sous-entend une pensée binaire qui écarte toute tentative de complexité du réel. Mads Mikkelsen, malgré sa présence corporelle, se réfugie dans une dichotomie banale: il adopte soit le comportement du loser le plus pathétique ne réussissant pas à exister face à ses élèves, ses collègues et sa femme, soit celui du super-héros. Une fois la précieuse potion salvatrice ingurgitée, il maîtrise en effet sa classe de façon magistrale, se réconcilie – en une soirée – avec sa femme et retrouve le chemin de son existence. Jamais de plans sur les effets indésirables de l’alcool, aucune gueule de bois. C’est la solution, point barre.
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L’apothéose aurait pu se trouver dans le moment le plus tragique de la narration: celui de la mort. Mais cette dernière se passe en hors-champ, Thomas Vinterberg ne nous laissant même pas le temps de nous familiariser avec l’enjeu majeur de la dépression, l’enjeu même du film: la lucidité sur notre propre finitude, celle qui nous pousse à déboucher des bouteilles pour oublier l’écoulement inéluctable du temps. Couvrez cette mort que je ne saurais voir; cela fait venir des pensées coupables.
Feel good movie avant tout
Le film ne parle donc aucunement de la vie, et ne brosse aucun tableau du réel. La vie est interdépendante de la mort et la soustraire revient donc à éliminer la vie. «Le réel me donne de l’asthme» écrivait Cioran, et pourtant la conclusion du long-métrage est une invitation au «lâcher-prise», à la danse, à la joie. Céder à quelque chose qui n’existe pas: le vide existentiel. Et c’est là où se vautre Drunk: il se pare d’airs philosophiques – notamment en citant un autre danois, Kierkegaard, au début et à la fin – mais le fond relève plus du symptôme nihiliste.
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Le succès s’appuie sur d’autres codes: celui du feel good movie. Les protagonistes, en atteignant les limites de la société contemporaine et de leur classe sociale – le fameux triptyque boulot, maison, mariage – parviennent à dépasser leur condition par un élément complètement artificiel, une solution toute faite à la portée de n’importe quel quidam. Le film grise. D’une part parce que la situation des quatre amis peut entrer en résonance avec la nôtre. La dépression étant la maladie du siècle, la balayer d’un revers de manche, à l’image du traitement de la question sur la mort, réconforte par son aspect utopique, voire autistique. D’autre part, parce qu’il écarte la possibilité de devoir se changer soi-même, et donc d’entamer un processus laborieux et coûteux. Bousculer un status quo est effectivement moins séduisant que d’oublier sa propre souffrance en dansant.
En fin de compte, Drunk s’aligne parfaitement avec son sujet: il fabrique de l’oubli. Se vider la tête par une cuite ou «lâcher-prise» devant un feel good movie, à vous de choisir.
Ecrire à l’auteure: alice.bruxelle@leregardlibre.com