En me plongeant dans le livre de Stéphanie Lugon, les sensations de ma première rencontre avec le tableau de Charles Gleyre Le coucher de Sappho sont remontées à la surface. Des sensations et un attrait certain. L’histoire d’un cul de foudre au musée.
La première fois que je suis entré dans le nouveau Musée des Beaux-Arts de Lausanne et que j’ai arpenté ses salles presque vides, en solitaire, c’est ce tableau qui a arrêté mes pas et défié mon regard. Il m’est apparu presque en me toisant, nonchalant et écrasant l’instant. Me laissant là, troublé par son apparition, surpris par l’évidence de son irruption. Dès que je l’ai aperçu, au loin, dans la diagonale des cimaises, j’ai compris qu’il se jouait là, dans le silence des parquets, un bal à la mystique désarmante. Un bal qui ne me laissait d’autre choix que d’être l’un de ses cavaliers.
Les expositions se sont depuis succédé, j’ai franchi des dizaines de fois les portes du musée et je suis passé et repassé sans compter devant cette toile, sans que son magnétisme sur moi s’estompe. Sappho exerce dès ce jour une fascination troublante sur moi. Sans que je sache trop pourquoi, sans que j’arrive à en esquisser les contours.
«Sa peau est brûlante de lumière. Nue, sur le point de se coucher, elle remplit une lampe à huile. Le creux de ses reins est au centre de la toile, leur chute nous fait glisser jusqu’à ses fesses. Charnues, elles aimantent le regard, leur rondeur rebondie, leur teinte rosée, le délicat déhanché, l’ombre arquée du pli fessier, qui mène en douceur jusqu’aux cuisses.
Difficile de ne pas être éblouie et hypnotisée par leur éclat.»
Un récit artistique qui twerke
Dans ce court récit d’une soixantaine de pages, l’historienne de l’art Stéphanie Lugon décrypte ce même ensorcellement qu’elle a connu face à cette peinture. Structuré en trois grandes parties, le livre s’ouvre sur des considérations d’ordre esthétique et anatomique concernant la modèle (faussement prénommée Sappho), continue sur des précisions historiques et le contexte de production de l’époque, pour finalement se clore sur un questionnement plus sociétal quant au regard que l’on pose sur les corps représentés.
Ce texte n’est nullement un essai théorique d’histoire de l’art, mais une déambulation libre, enjouée, pétillante et souvent drôle, parmi les réflexions de l’auteure. Stéphanie Lugon part de son étonnement initial («il y a quelque chose qui cloche») pour cheminer dans ses interrogations et conclure en se servant de l’œuvre de Charles Gleyre comme d’un miroir pour y scruter, de biais, ses propres travers. Et les nôtres.
«La jeune Pompéienne est complètement de dos et n’a pas conscience du spectacle qu’elle offre. Ainsi, pour moi qui regarde, l’effet est très différent. Dans le cas de la Vénus grecque, je vois grosso modo Beyoncé qui checke ses fesses dans le miroir de son penthouse au milieu d’un clip. Dans le cas de l’œuvre de Gleyre, je suis introduite dans l’intimité d’une anonyme sans qu’elle en ait conscience. J’assiste à une scène que je ne suis pas censée voir. L’artiste me place dans une position voyeuriste. Il y a une jeune fille nue et du non-consentement dans l’air. Est-ce que ce ne serait pas cela qui me dérange, plus que ses proportions?»
De l’intimisme au féminisme
Ce miroir tendu donne également à Stéphane Lugon l’occasion d’embrasser un angle plus intimiste, en se prenant elle-même comme objet d’analyse. Ainsi, elle passe en revue ses insécurités et ses doutes, ses craintes et ses aspirations, pour questionner par-là notre époque, par le truchement d’un sujet vieux de deux siècles.
Jeune femme dans un intérieur lausannois, en plus de nous apprendre la vie du tableau et de son peintre, entremêle les souvenirs aux expériences présentes, les émotions aux connaissances historiques, le plaisir plastique au female gaze, pour en faire un texte à mi-chemin entre l’intellect et le sensible.
«Regarder un tableau, c’est le garder dans ses yeux à nouveau, encore et encore, s’user la rétine sur la toile, le reconnaître en tout point et pourtant être surprise, toujours, par l’émotion qu’il suscite.»
Ecrire à l’auteur: quentin.perissinotto@leregardlibre.com
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Stéphanie Lugon
Jeune femme dans un intérieur lausannois
Editions art & fiction
2022
80 pages