Civil War, récit dystopique d’une guerre de Sécession moderne, était annoncé comme une analyse des fractures contemporaines des Etats-Unis. Or, son message se situe bien au-delà du brouhaha politico-médiatique et des obsessions américaines du moment.
Rarement film d’anticipation n’avait été autant «anticipé», autrement dit rattrapé, par la réalité: une mise en scène d’une nouvelle guerre de Sécession ne pouvait que susciter l’intérêt, à six mois d’élections présidentielles qui promettent une nouvelle foire d’empoigne médiatique sans merci – et sans substance.
Le réalisateur Alex Garland avait déjà prouvé sa capacité à soulever des questions de société avant que celles-ci ne deviennent une préoccupation omniprésente. Avec Ex Machina, sorti en 2014, il nous livrait une analyse sombre de l’intelligence artificielle et posait les bases du débat actuel sur le progrès technologique.
En disséquant la condition humaine, Ex Machina prédisait la crise existentielle posée par ChatGPT et autres IA génératrices et interrogeait: est-il possible de produire plus intelligent que nous-mêmes? De devenir des dieux, créateurs d’existences conscientes? Sorti une année avant le livre Homo Deus de Yuval Noah Harari, Ex Machina vulgarisait déjà la réflexion du penseur israélien, qui voit l’humanité engagée dans une course en avant dans laquelle elle perdra, à terme, le contrôle de sa propre technologie.
Les attentes déçues ont mené à des critiques acerbes
Or, la critique de Civil War est tout sauf enthousiaste. Le Guardian fustige un film creux de série B, le Hollywood Reporter juge le film couard et regrette une opportunité ratée de «dire quelque chose d’important». Moins acerbe, The Verge déplore néanmoins que Garland pose de bonnes questions, mais rechigne à y répondre.
Le film suit une équipe de journalistes dans le chaos d’une guerre fratricide. A décharge des critiques de cinéma, les images de la bande-annonce promettaient un mélange de grand spectacle hollywoodien et de politique-fiction, mené tambour battant au son des AR-15 et des rotors des hélicoptères Apache, tandis qu’étaient lancés pêle-mêle des indices narratifs: alliances sécessionnistes, un président autoritaire, des questionnements sur l’identité américaine…
On ne pouvait qu’y voir une volonté de mener au paroxysme les oppositions entre Démocrates et Républicains, tout en conjurant le spectre d’un Donald Trump dictateur et jusqu’au-boutiste. Sortez les pop-corns, et délectez-vous d’un essai politique grand public, disséquant un conflit entre rednecks aux casquettes MAGA et wokistes aux cheveux bleus, fondamentalistes religieux et techboys transhumanistes!
Or, la géopolitique et le contexte de cette guerre fictive sont largement absents du film. Ils restent en arrière-fond, ce que d’aucuns ont imputé au manque de courage de Garland, qui n’aurait pas osé se frotter aux conflits actuels.
Hormis une ressemblance certaine entre le président sans nom du film et Donald Trump, Garland ne tire guère d’autres parallèles entre les déchirements sociétaux contemporains et le terrifiant jeu de guerre qu’il met en scène avec une maîtrise formelle parfaite. Les critiques du Guardian et du Hollywood Reporter ont peut-être été habitués par Don’t Look Up (Netflix, 2022) à des ficelles plus grosses et plus compréhensibles. Le film avec Leonardo Di Caprio et Jennifer Lawrence ne pouvait en effet guère être plus explicite dans son messianisme et sa volonté de transmettre un avertissement face à la crise climatique. Il s’est contenté de remplacer «climat» par «astéroïde» et de caricaturer un «Commander In Chief» peroxydé, népotiste, inculte et narcissique – sauf que la tignasse de Trump a été troqué pour celle, non moins spectaculaire, de la Présidente campée par Meryl Streep.
Garland a justement évité l’écueil de la facilité. S’il s’était borné à vouloir «dire quelque chose d’important» ou «avertir» ses contemporains que la division politique à outrance, «c’est pas bien», c’est pour le coup qu’il aurait manqué d’ambition. Le public n’a pas besoin de la fiction pour mesurer le fossé abyssal qui fracture la société américaine. Il suffit pour cela de scroller sur X ou d’allumer une chaîne d’infos. C’est parce qu’il est au-dessus de ces querelles de bas étage qu’il nous frustre au début du film, mais nous réconcilie avec son œuvre au fil des scènes.
Le cynisme du journalisme de guerre
La vraie menace conjurée par Civil War est la déliquescence morale de la société et l’abrutissement intellectuel des hommes. Les journalistes qui couvrent le conflit se distinguent par leur cynisme et leur indifférence. La caméra de Garland nous plonge dans une mise en abîme obscène de leur travail, les suivant tandis qu’ils rivalisent d’intrépidité et d’inconscience pour obtenir la meilleure photo possible. Ils photographient sans pudeur les cadavres et les explosions, ainsi que les tireurs.
Kirsten Dunst joue la journaliste Lee, aguerrie par de nombreux conflits armés, formidablement insensible (en surface) à ce qu’elle observe; son partenaire, Joel, est lui une tête brûlée qui vit pour l’adrénaline. Il bande (littéralement) devant le spectacle d’un échange de tirs nocturnes, jubile sous les balles. Après une fusillade, il commente en rigolant les évènements avec un soldat, comme après une partie de Call of Duty.
Ils sont accompagnés d’un vieux journaliste infirme, Sammy, pour qui ce voyage en enfer sera le chant du cygne, et de la jeune novice Jessie qui aspire à la même carrière que Lee, son idole.
Ils exercent leur métier pour des ambitions personnelles: Lee et Joel veulent être les derniers à interviewer le président assiégé à Washington. Sammy refuse d’accepter son obsolescence, Jessie veut faire ses preuves. Les rares considérations politiques du conflit qui émanent de Sammy et de Lee sont rapidement balayées. Ne reste pour seul moteur du journalisme que le buzz, le sensationnel, le spectacle.
Les scènes de guerre d’un réalisme glaçant s’alternent avec la monotonie du voyage, durant lesquels les journalistes tuent le temps à grand renfort d’alcool, d’herbe ou de sensations fortes (parce qu’à force, se faire tirer dessus ne suffit plus). Jessie, d’abord tétanisée par la violence et le danger, s’endurcit vite, au point qu’elle oubliera toute retenue et prudence dans la recherche du «money shot», le cliché parfait. Seule Lee paraît, dans de rares moments, réaliser l’absurdité de leur quête.
L’apathie et le nihilisme, moteur de la décadence
Ce nihilisme se reflète aussi parmi les militaires qui mènent la guerre et les civils qui la subissent. La motivation des soldats à participer à un conflit aussi atroce n’est explicitée que dans une phrase d’un tireur d’élite, qui cherche à débusquer un adversaire: «il essaie de nous tuer. Donc on essaie de le tuer.»
Les civils, eux, se tiennent largement à l’écart du conflit, en cultivant l’indifférence et l’illusion de normalité dans des villes surveillées par des milices lourdement armées. Ou alors, ils participent activement à la curée, en se complaisant dans cette orgie meurtrière. A nouveau, aucun fondement politique. La scène maîtresse du film, lorsque les journalistes sont tenus en joue par un homme en tenue militaire et aux lunettes roses, prouve l’étendue de l’abrutissement. Qu’est-ce qu’un «vrai Américain», demande cet homme qui exécute des gens à bout portant et les enterre par dizaines dans une fosse commune? Son seul point de référence: l’appartenance aux Etats d’Amérique profonde.
La fin du film, que nous ne divulgâcherons pas, résume tout le propos: la décadence réside dans l’absurdité d’une société sans boussole, qui finit broyée entre l’apathie des uns et le cynisme des autres.
Les horreurs de l’écran sont contrastées par une bande-son de chansons pop entraînantes, qui renforcent l’incongruité entre les événements et les aspirations vaines des protagonistes. On regrette justement que Garland ne résiste pas à sous-tendre certaines scènes spectaculaires de musique d’ambiance plus épiques, ce qui brise ce décalage et libère l’audience du malaise qui parcoure tout le film: si les journalistes sont des voyeurs obscènes d’un conflit sanglant, les civils des spectateurs absents ou des participants enthousiastes à la boucherie, qu’est-ce que cela dit de nous, qui regardons le film un lundi soir, pour nous divertir?
Aussi pessimiste que Yuval Noah Harari, Garland ne laisse guère d’espoir sur la capacité de la société américaine à retrouver des principes capables de juguler les instincts hobbesiens des hommes et d’entraîner la civilisation vers un but commun. On quitte la salle après sa conclusion sombre et abrupte, les oreilles bourdonnantes d’explosions et l’esprit fataliste quant à la capacité de réflexion de nos sociétés. La preuve: est-ce que les reproches à son encontre n’en disent pas long sur notre incapacité à sortir du manichéisme et de la superficialité?