Les mercredis du cinéma – Alice Bruxelle
Vainqueur de l’Ours d’argent du meilleur scénario à la Berlinale 2020, Favolacce, film helvético-italien, prend le parti de capter l’ordinaire, celui où les enfants choisissent de se suicider. Réponse radicale face à l’impasse existentielle, cette tragédie ne se joue pas sur le plancher d’une scène. Retour sur une œuvre déroutante.
Deux ans après Frères de sang (2018), Damiano et Fabio D’Innocenzo frappent en plein cœur. Sans artifice, ils parviennent à saisir avec un angoissant effet de réalisme la déliquescence psychologique des gens ordinaires. Délire camusien ou réflexion tragique sur notre époque? Qu’importe, car derrière les apparences se trouve souvent la folie banale, que l’on travestit par de faux-semblants. Sous leur regard incisif, les réalisateurs les démasquent sans pitié pour nous laisser en tête-à-tête avec une inhumanité imprévisible. Criant de «réalisme», le film s’inscrit dans la lignée de Michael Haneke, notamment grâce à ce génie qui parvient à thématiser l’horreur sans prendre position.
Un sentiment d’absurde
Plonger à l’intérieur d’un journal intime, c’est ce que nous proposent les frères D’Innocenzo. Sous nos yeux impudiques, la voix-over appartenant à l’un des enfants dévoile le destin de famille d’une banlieue pavillonnaire non loin de Rome. Nous entrons dans leurs jardins, leurs salons, leurs chambres. Leur vie ne semble manquer de rien: des enfants, un travail; ils ne sont ni pauvres, ni riches. Très vite, un malaise s’installe et perdure jusqu’à la fin du film. Plus nous nous infiltrons dans leur intimité, plus l’angoisse monte. Derrière le barbecue, le carré d’herbe et la baie vitrée se cache en réalité une profonde souffrance dévoilée à mesure que les valeurs de plan diminuent. En effet, les gros plans sur les visages et les parties du corps dépècent le décor pour le rendre brut, cru et parfois sale, poussière indomptable qui refuse de se mettre sous le tapis des faux-semblants d’entre voisins.
La force de l’anxiété que parvient à faire monter d’une main de maître les deux réalisateurs réside principalement dans le rôle que les personnages ne jouent pas. Voilà l’affaire: leur attitude semble toujours nous prendre au dépourvu et ils ne jouent pas en réalité le rôle pour lequel on les a assignés. Sous le soleil aliénant et envoûtant de la banlieue italienne, la délimitation entre le rôle des parents et celui des enfants est floue. A cause des frustrations accumulées par les limites de leur condition sociale, les adultes se sont enfermés dans le caractère machinal de leur existence. Indifférence à l’égard des enfants, violence, jalousie sont les conséquences de cette insatisfaction existentielle. Des exemples? Cette jeune mère qui décide de garder son nouveau-né dans une couveuse le temps que l’été se termine ou ce père qui désire sans arrêt reprendre sa vie à zéro sans se rendre compte que la finalité est toujours similaire. Ces parents fuyant leurs responsabilités font ressortir un sentiment d’absurde où les protagonistes ne se conforment pas aux attentes banales que supposerait leur rôle. S’ajoute à cela une mise en scène sans fioriture, qui ne prend pas le parti d’embellir, ni d’enlaidir à outrance, évitant ainsi le piège d’une tragédie dégoulinante de pathos. La caméra, au contraire, est là pour montrer sans dénoncer. Elle filme le déroulement systématique d’une condamnation prénatale.
L’autodestruction comme seule échappatoire
Sur le prononcé de ce verdict, les enfants sont peut-être plus lucides que les parents. Cet excès de lucidité des enfants éclaire l’unique porte de sortie qu’ils possèdent pour ne pas sombrer à leur tour dans le même spectacle grotesque de l’existence moyenne: le suicide. Ce geste désespéré symbolise aussi une forme de révolte, un refus catégoriel de vivre. Aux yeux des parents, c’est une mise en forme tangible de leurs propres échecs.
Si, pour Camus, le suicide n’est pas un acte salvateur face à la prise de conscience du non-sens de l’existence, ici, il semble paradoxalement vital. La solution camusienne – celle d’embrasser l’absurdité de son existence et vivre une vie sans espoir – n’est même pas envisagée. Caligula disait: «ll est indifférent de dormir ou de rester éveillé, si je n’ai pas d’action sur l’ordre de ce monde». Les enfants, dignes héritiers de la figure caligulesque, ont fait le choix de renoncer à vivre. C’est ce suicide enfantin qui doit interpeller; ce cri de désespoir paroxystique, cette apothéose de l’angoisse font comprendre que l’unique issue est celle de la mort.
Cette angoisse pourrait par ailleurs être questionnée. Pourquoi monte-elle inexorablement durant le film alors qu’il ne compte jamais sur les artifices classiques d’un film à suspense? Il n’y aucune bande-son caractéristique, ni scènes sanguinolentes. La brutalité du père à l’égard de son fils se trouve en hors-champ. La violence n’est pas exploitée. Son rôle est sous-jacent, car elle n’est jamais montrée. Elle n’est pas là où elle devrait être au même titre que les parents et les enfants n’agissent pas comme ils devraient agir. En somme, l’horreur ne se trouve pas là où elle est attendue, c’est-à-dire à l’extérieur, ou à la télévision, mais bien à l’intérieur des maisons, dans les chambres à coucher, dans l’intimité profonde. L’horreur, c’est le fruit de la conception des adultes et ce sont les enfants qui la cristallisent. L’horreur se trouve dans le journal intime. La poussière cachée sous le tapis utilise les moyens mis à sa disposition pour se matérialiser.
Favolacce bouleverse. Mais si l’on pousse notre réflexion, ce geste de désespoir final n’est-il pas en réalité la réponse la plus juste? Loin de sombrer dans un nihilisme contemporain duquel on se mettrait à dos le monde entier, ce geste symbolise une quête impossible: celle de retrouver, un jour peut-être, un peu d’humanité.
Ecrire à l’auteure: alice.bruxelle@leregardlibre.com
Crédits photos : © Pepito Produzioni: Amka Films