Le film a été sujet à des interprétations aussi diverses que variées, surtout une année après sa sortie. Les points de similitudes entre le film sorti en 1968 et l’assassinat de Sharon Tate, épouse de Polanski, enceinte de huit mois, en 1969 ont laissé place à des thèses aussi nombreuses que farfelues. Pas question de participer au grand bal des complots et des questionnements à rebours. Même si l’affaire intrigue forcément. Même si on ne peut pas s’empêcher de penser que les satanistes qui ont assassiné la femme de Polanski se sont peut-être justement inspirés du film de Polanski. La réalité rattrape la fiction, de façon dramatique. Mais là, on sort du cinéma. Et de toute façon, ça ne changerait rien à rien. La folie ne s’explique pas. Et il vaut mieux ne pas jouer avec le diable, c’est le cas de le dire. Alors place à la rétrospective de ce chef-d’œuvre de thriller, et rien que de cela.
Rosemary et Guy Woodhouse sont un jeune couple absolument charmant. Elle est femme au foyer, il est acteur, peinant toutefois à percer. Nouveau départ, et déménagement. Le couple est séduit par un appartement dans un immeuble de Manhattan. Lumineux, spacieux et bien situé, Rosemary insiste. C’est the place to be pour elle. Guy cède. Malgré la réputation sinistre de l’immeuble en question, qui a vu des drames se produire. C’est un écrivain, ami du couple, qui les en avertit. Mais peu importe, «on ne croit pas à ce genre de légendes», disent-ils tout sourire, tout amoureux.
A peine ont-ils emménagé qu’ils sont chaleureusement accueillis par leurs voisins de palier. Un peu insistants, voire intrusifs, mais c’est normal: ils sont vieux, ils s’ennuient, alors forcément ils sont contents d’avoir de nouveaux amis avec lesquels passer du temps. Politesse oblige, Rosemary se montre courtoise à leur égard. Du côté de Guy, l’amitié avec ce vieux couple est plus franche. Discuter avec eux lui apporte beaucoup; à tel point qu’il se rend volontiers chez ces voisins si avenants, même sans sa femme. Elle doit se reposer: elle est tombée enceinte, la même nuit de son plus terrible cauchemar. Pas de quoi en faire tout un plat: le déménagement, la fatigue, le sentiment de solitude avec un mari toujours plus carriériste. Tout ça s’explique. Par la suite, la grossesse empire la dépression et les douleurs physiques. Ça s’explique aussi.
De son côté, Guy commence à réussir en tant qu’acteur. Il a pu reprendre un rôle important qu’aurait dû jouer l’un de ses concurrents, devenu soudainement aveugle. En fin de compte, tout va bien. Mais tout ne va plus si bien. Malgré l’assistance quotidienne de sa voisine, Rosemary va de mal en pis. Jusqu’à soupçonner et ses voisins et son mari de lui vouloir du mal ainsi qu’à l’enfant qu’elle porte. Coupée de tout lien, sur ordre de son mari au prétexte qu’elle «se repose», elle partage néanmoins sa détresse avec son ami écrivain. Il la met sur une piste, mais meurt subitement sans pouvoir l’aider davantage. Psychose d’une femme désormais seule qui va chercher coûte que coûte à sauver l’enfant à naître. Mais le sauver de quoi? Guy lui assure qu’il n’y a aucun problème… jusqu’au jour de l’accouchement.
L’enfermement
Ce qui autrefois était considéré comme un film d’horreur a été relégué aujourd’hui au statut de thriller. En l’occurrence de thriller psychologique. Le changement de statut n’enlève pourtant rien au film. Il faut du plus gore aujourd’hui pour se targuer de film d’horreur, et ce n’est pas toujours à l’avantage des films en question. Rosemary’s Baby est un thriller psychologique qui, avant d’amener par son scénario plusieurs questions, suscite l’angoisse par sa mise en scène.
La musique Krzysztof Komeda, notamment le chant d’ouverture en valse-berceuse, annonce tout. Les «la, la, la» très doux et pourtant trop doux laissent avenir l’angoisse, une angoisse au sein de l’innocence. L’horreur dans un berceau. La musique évolue ensuite tout le film durant en bruitages qui respectent de thème de l’angoisse dans l’innocence, avec des pleurs de bébé, des cris, et des grincements douteux et des chants suaves et suspicieux. La musique nous enferme dans le contexte de la trame.
Et la mise en scène enferme Rosemary, interprétée par une Mia Farrow sublime et excellente. Les caméras la bloquent et l’étouffent. Elle est confinée dans son appartement, confinée dans sa grossesse qui la fait souffrir. Confinée psychologiquement dans sa psychose et dans sa solitude destructrice. Les plans qui montrent ce personnage sont d’ailleurs la plupart du temps très étroits. Jusqu’à effacer lors d’une séquence son visage: elle marche et l’on ne voit que ses jambes jusqu’au bassin, ainsi que pour son mari. Que devient ce couple qui paraissait heureux? Qui sont-ils? Le déménagement et la grossesse les ont-ils transformés? En perdant leur visage, ils perdent leur identité. Ils se vendent à une existence qui n’est plus la leur.
La transformation
La transformation se montre plus radicale dans l’évolution physique des personnages. Guy devient plus sombre et sévère. Rosemary, toujours plus pâle et plus maigre. Chez cette dernière, la transformation va jusqu’à effrayer. Elle n’a pas qu’une mauvaise due à une grossesse difficile, elle a une tête de morte. D’autant plus qu’elle se coupe les cheveux: on y voit un geste d’émancipation de la femme moderne, son mari critique d’ailleurs sévèrement cette coupe de cheveux, mais on y voit surtout un visage et une tête qui ont perdu tout leur charme, tout leur souffle de liberté, tout ce qui faisait l’identité physique de Rosemary, sa personnalité.
En plus des questions de l’enfermement et de la perte d’identité, il y a celles du rapport au mal, de la folie et du phantasme. La nuit où Rosemary est tombée enceinte, elle était inconsciente. Son mari affirme avoir couché avec elle à son insu. «Je suis senti comme un nécrophile», dit-il en riant. Mais elle a rêvé d’un viol macabre. Où le violeur était le diable. Enceinte, elle a mal. Elle porte le mal en elle. N’en est-il pas souvent ainsi dans les expériences douloureuses de la vie? Ce qui fait mal vient souvent de nous, le mal est en nous. La haine, l’angoisse, la peur, la méfiance peuvent être motivées par des facteurs extérieurs, mais si elles nous font si souffrir jusqu’à pouvoir nous transformer, c’est bien parce qu’elles sont en nous. Au plus intime de nous-mêmes.
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Et la folie. Qu’est-ce que la folie sinon la rupture entre notre perception des choses et les choses en elles-mêmes? Rosemary est-elle victime d’un complot? Ne vit-elle que dans un phantasme cauchemardesque? Rosemary est-elle folle? Détruite par le manque d’amour de son mari, par une vie qui ne lui convient pas, par une foi dont les réminiscences la hante, par un bébé qui croît en elle? Si complot il y a, vient-il de son mari, ses voisins, son gynécologue? Ou y a-t-il un complot à l’intérieur d’elle-même, dans sa tête, dans son ventre? A chacun son interprétation. Peu importent les conclusions. Ce qui compte, c’est de voir que du diable ou de la folie, nous ne sommes à l’abri de rien dans une existence sans la liberté de conscience, sans la confiance en autrui, sans la confiance en soi.
Ecrire à l’auteur: loris.musumeci@leregardlibre.com
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