Les mercredis du cinéma – Edition spéciale: La coronarétrospective du cinéma vous présente Tarkovski – Antoine Bernhard
Un poète russe, Gortchakov, est sur les traces d’un compatriote compositeur qui a séjourné en Italie au XVIIIe siècle. Aidé d’une traductrice, Eugenia, il parcourt le pays, découvre la chapelle où Piero della Francesca a peint la Madone de l’Enfantement, ainsi qu’un village avec une vieille piscine d’eau chaude dédiée à Sainte Catherine. Gortchakov rencontre là un illuminé, Domenico, qui cherche à sauver le monde du matérialisme où il se complaît. Avant de s’immoler par le feu, il confie à Gortchakov une dernière tâche: traverser la piscine, vidée de son eau, avec une bougie à la main, sans que la flamme ne s’éteigne…
C’est ainsi que Tarkovski résume son propre film: Nostalghia. Dans une œuvre magistrale à l’esthétique très particulière, le réalisateur touche au cœur même des enjeux de toute création artistique. En deux heures de plans-séquences, il expose et consacre tout un regard sur le monde – à l’heure où ce monde perd le sens du Sacré, perd le sens de la Foi. Si le réalisateur n’aimait pas qu’on analysât ses films, il n’en demeure pas moins intéressant de se pencher sur quelques aspects essentiels de son œuvre.
Une vie, une œuvre
On sait que Tarkovski fut très indifférent à la critique et à l’interprétation de ses films. Il refusa toujours de les commenter, privilégiant une approche de l’art par la sensibilité afin de contrecarrer toute récupération idéologique de ses films. Cependant, parce que la vie de Tarkovski et sa démarche artistique sont indissociables, il est utile de s’y intéresser quelque peu avant d’aborder Nostalghia. Et pour cause! Le poète dont il est question dans le film – Andreï Gortchakov – n’est autre que le miroir d’Andrei Tarkovski lui-même. En effet, à l’image de son protagoniste, le réalisateur s’est exilé en Italie pour échapper à la censure soviétique. De là découle probablement le titre du film: Nostalghia. Nostalgie de l’artiste arraché à sa terre natale. Nostalgie d’un poète en quête d’Absolu.
La nostalgie – à l’image du Spleen baudelairien – est pour Tarkovski le moteur de la création artistique. Elle fait de la démarche de l’artiste une quête existentielle et spirituelle. En effet, Gortchakov – tel un inadapté – provoque autour de lui incompréhension et colère. Quand Eugenia, éperdument amoureuse, cherche à attirer son attention, il ne peut répondre à ses attentes. Il reste impassible, parce que sa quête n’est pas là. La colère d’Eugenia est d’autant plus grande qu’Andrei ne semble intéressé que par un illuminé: Domenico.
Sauver le monde par la vérité
En celui que tout le monde tient pour fou, Gortchakov reconnaît un frère: «Pourquoi le prend-on pour un fou? dit-il. Il n’est pas fou. Il a la foi». Eugenia répond: «En Italie, il y a beaucoup de ces fous. On a ouvert les asiles, mais les familles n’en veulent pas.» Le poète renchérit: «Qu’est-ce que la folie? Ils nous dérangent. Ils sont gênants. On ne veut pas les comprendre. Ils sont seuls. Mais sûrement plus près de la vérité». La quête du poète est donc non seulement une quête d’Absolu, mais aussi de vérité. Pour Tarkovski, cette recherche constitue l’essence même de l’art. La création s’impose à l’artiste comme une pulsion, une nécessité: créer, pour « sauver le monde».
Ce regard de mystique sur l’art – art que Tarkovski croit salutaire pour l’humanité – trouve sa consécration dans la scène maintes fois commentée de la bougie. Parce que Domenico le lui a demandé, Gortchakov tente de traverser la piscine asséchée sans que la flamme d’une petite bougie qu’il tient entre ses mains ne s’éteigne. Deux fois il échoue. Au long de ses essais, on remarque que le poète souffre de plus en plus. Après trois tentatives filmées en un plan-séquence somptueux, il parvient à déposer la bougie de l’autre côté du bassin. Ses bras se crispent. Gortchakov gémit. Succombe. Il a porté la flamme jusqu’au bout, réaffirmant symboliquement la précellence du Sacré. Tel un héros tragique, il a rétabli l’ordre du monde. Tel un héros tragique, il a payé de sa peau le salut des hommes. «Bonne route Antigone», dirait Wazâân, «Bonne route Antigone».
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Crédit photo: © Rai Cinema