Les mercredis du cinéma – Edition spéciale: La coronarétrospective du cinéma vous présente Tarkovski – Jonas Follonier
«Qu’était-ce exactement? La Chute d’une météorite? Des visiteurs venus du fin fond du Cosmos? Quoi qu’il en soit, notre pays qui n’est pas bien grand vit apparaître une chose inouïe – ce qui a été appelé ‘‘la Zone’’. Nous avons commencé par y envoyer des troupes. Nul n’en est revenu. Alors nous l’avons bouclée à l’aide d’importantes forces de police… Et sans doute avons-nous bien fait. Au reste, je n’en sais rien… C’était un fragment d’une interview du Prix Nobel professeur Walles.»
C’est sur cet extrait du roman Stalker que débute le film du même nom, libre adaptation réalisée par le grand Andreï Tarkovski et sortie en 1979, après un long plan sur un bistrot, où un homme se fait servir un verre. Il y a quelque chose de magique dans cette ambiance, magique parce que jamais connu d’avant. Passé le texte diffusé sur écran noir, un plan s’attarde à nouveau sur une pièce, cette fois-ci une chambre à coucher, vraisemblablement. On passe, par un mouvement de caméra extrêmement lent qui se dirige vers la gauche, d’une table qui tremble – un train passe – à une femme couchée, puis en enfant couché, puis un homme couché. Lui et elle ont les yeux ouverts. On les devine ou tristes, ou fatigués, ou fous. L’enfant refera son apparition à la toute fin de l’œuvre.
Entre deux, eh bien, deux heures et demie d’images au ralenti, de paroles profondes, de couleurs angoissantes et de mystère illuminé. Deux heures et demie de symbolisme. Au centre de ce film-monde, un territoire où «il n’y a personne et [où] il est impossible qu’il y ait quelqu’un»: la Zone. Comme une sorte de no man’s land dont on ignore tout, jusqu’aux causes d’apparition. Bombe atomique, extraterrestres, météorite? Qu’importe le danger; un écrivain et un professeur de physique s’aventurent en ces terres, guidés par un stalker («passeur» en anglais). Ils partent à la quête de la chambre qui, dit-on, se trouve au milieu de la Zone et permet de réaliser tous ses souhaits.
Un huis clos géant
Bien vite, on se rend compte de l’importance d’éléments concrets dans Stalker, comme les portes et les ouvertures, les murs et les cloisons. «Je me sens partout en prison.» Ce sentiment d’enfermement est très bien rendu par l’esthétique du film. Les personnages sont comme enfermés dans des pièces, mais aussi dans une forme de folie et dans leurs limites psychologiques. Les cavernes et les gorges succèdent aux chambres intérieures; ce sont en quelque sorte des chambres extérieures. A un niveau supérieur, c’est la Zone elle-même qui enferme les personnages comme elle renferme des secrets. La Zone comme partie du monde et métaphore du monde. Ce qui fait de Stalker un huis clos géant. Géant, parce que non confiné dans une maison comme nous actuellement. Et géant, parce que grandiose artistiquement parlant.
En lien avec cette thématique de l’enfermement, un procédé cinématographique basé sur la lenteur. Stalker est un film lui-même victime d’enfermement, à savoir un enfermement dans la lenteur. Peut-être vous direz-vous que mon vocabulaire est répétitif; il l’est, à dessein; il vise à reproduire l’ennui du film. Oui, vous m’avez bien lu. Stalker est un film ennuyeux, mais au bon sens du terme: il thématise l’ennui jusqu’à s’identifier à lui. Dès lors, quoi de mieux pour cette Madame Bovary du cinéma soviétique qu’une forme cinématographiquement flaubertienne alliée au verbe de Péguy, cet autre mystique que Tarkovski?
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L’ennui est présent également dans les dialogues. On ne répètera jamais assez à quel point les répliques des personnages excellent dans le cinéma de Tarkovski. Ce sont celles de l’écrivain qui, dans ce film, sont particulièrement évocatrices. «J’écris et par conséquent tout le monde m’appelle l’Ecrivain, je me demande pourquoi. – Et vous écrivez sur quoi? – Sur les lecteurs. Je crois qu’il n’y a pas d’autre sujet valable. [….] L’inspiration, je m’en balance. Sais-je seulement comment appeler ce que je désire? Sais-je si en réalité je ne désire pas du tout ce que je désire? […] Celui qui écrit ne le fait que parce qu’il souffre, qu’il doute. […] Si je n’en doutais pas, que je suis un génie, pourquoi écrirais-je?»
La réalité, cette fiction
Cet ennui, vous l’aurez compris, c’est l’ennui de vivre, qui paradoxalement pousse à créer. Créer son monde, créer son art. «C’est de la discussion que naît cette farce de vérité.» D’où la profonde mise en abîme – c’est le cas de le dire dans cet environnement de grottes et de cavités – du film qui livre une réflexion sur le cinéma et, plus généralement, sur la différence entre la réalité et l’illusion. Quelle différence? nous dit Tarkovski. S’il y en a une, est-elle vraiment étanche? Ne sommes-nous pas dans l’incapacité de la définir? Et ceux qui prétendent définir la réalité ne nous servent-ils pas des plateaux d’illusion? Le réel ne fait-il pas du cinéma? Le stalker ne serait-il pas Tarkovski en personne?
De ces renversements infinis, le réalisateur soviétique en a fait une œuvre de maître, dont l’exigeante et obsédante esthétique devient au final le véritable sujet. Les musiques orientalisantes, faites de gammes ni majeures ni mineures et d’instruments exotiques telles que des flûtes lointaines, constituent le meilleur exemple des détails qui font toute la richesse de ce long-métrage. La subtile transition entre le noir-blanc et la couleur, aussi, questionnant la frontière entre la Zone et le reste du monde, entre le rêve et le réel. L’alcool dans lequel les protagonistes sont empêtrés porte enfin un énième discrédit à ce que voit le spectateur, comme en littérature dans Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud.
«Le triangle ABC est égal au triangle A’B’C’.» De cette phrase énigmatique qui survient à plusieurs reprises, on peut en tirer une signification allant dans le sens d’une mise à égalité entre la réalité et la fiction (notons aussi que les protagonistes sont au nombre de trois). Une façon de montrer également les mensonges de l’URSS, un empire totalitaire dont le cinéaste à l’honneur aujourd’hui s’est vite distancé dans sa carrière, jusqu’à perdre la possibilité de faire financer ses films par les organes de son pays. Tant mieux. En refusant un lâche et aliénant suivisme pro-soviétique, Tarkovski s’est inscrit dans la légende. Gravant dans le marbre du septième art son regard libre.
Voir le film en version originale sous-titrée en français:
Ecrire à l’auteur: jonas.follonier@leregardlibre.com
Crédis photos: © Mosfilm