Le Regard Libre N° 32 – Hélène Lavoyer
Le second voyage de Christophe Colomb pour l’Amérique du Sud commença le 25 septembre 1493. 524 ans après, la colonisation est encore un sujet brûlant. Le pamphlet Très brève relation de la destruction des Indes, publié en 1552, avait pour but d’être un secours pour les indigènes; au lieu de cela, c’est surtout un dégoût de l’Espagne qu’il a engendré.
«Très brève relation»
Lorsque le regard se pose sur les mots de Bartolomé de Las Casas, qu’il envoya au Prince Philippe d’Espagne dans sa Très brève relation de la destruction des Indes, on sent son cœur se serrer et s’assécher en découvrant quelques-unes des monstruosités infligées aux Indiens d’Amérique latine du temps de la colonisation, toutes plus atroces les unes que les autres. Il est même difficile de finir cette Très brève relation qui insiste et appuie sur des images d’horreur que l’imagination peine à se figurer.
Bartolomé de Las Casas a été l’une des premières voix à s’élever contre les tortures et l’exploitation subies quotidiennement par les Indiens d’Amérique latine. D’une façon crue, parfois exagérée et souvent discutée, il évoque les communautés indiennes, leur nombre, leurs richesses, leur immatérialisme, leur dévouement et leur docilité à l’égard des conquistadors espagnols. Cet ouvrage d’une puissance inouïe, fait de mots puisés dans le cœur effaré du prêtre, représente la nécessité de crier la disparition de quelque chose d’inestimable, l’urgence de se soulever. Quel noble désir.
Une participation à la Légende Noire
Cependant, même les volontés les plus morales et les désirs les plus nobles peuvent avoir des conséquences inattendues; c’est le cas de cette Très brève relation. Personne au monde ne peut condamner un cri aussi déchirant et utile que celui de Las Casas, et il est heureux que celui-ci l’ait guidé. Cela étant, Bartolomé de Las Casas aura, malgré lui, participé à la construction de la Légende Noire, qui relégua petit à petit l’Espagne à une place dernière en Europe, elle, la grande patrie, un jour reine du continent et, un autre, honte de celui-ci.
Le concept de Légende Noire a été amené par Julián Juderías, historien, sociologue et journaliste espagnol. Il s’agit d’une perception négative de l’histoire d’Espagne et d’une interprétation manichéenne de celle-ci. Il va de soi que l’étude et la compréhension du moindre événement ou de la moindre région met déjà en jeu une multitude de faits; lorsqu’il s’agit de l’histoire de tout un pays, impossible de simplifier les choses ou de les considérer d’un point de vue partial. C’est pourtant le sort jeté sur l’histoire espagnole, que beaucoup ont déconsidérée une fois la vérité sur les horreurs de la colonisation découvertes.
Pourquoi l’Espagne? Pourquoi pas la France, ou l’Angleterre? Eux aussi, parmi d’autres, ont activement colonisé, pillé, exploité, christianisé de force et réduit au silence des peuples du monde entier. Dans l’introduction à l’ouvrage de Las Casas, Roberto Fernandez Retamar analyse ce pamphlet et met en garde: si les horreurs ont bel et bien existé, elles ont pris le dessus, elles et d’autres événements espagnols, et éloigné l’Espagne du reste du monde, quant elle en était presque le centre. La thèse de Roberto Fernandez Retamar est que le réquisitoire de Las Casas a donné de l’ampleur à cette Légende Noire.
Retamar s’applique à énumérer ce que l’Espagne avait de beau et de puissant, ce qu’elle a permis en Europe comme en Afrique en termes d’évolution philosophique, artistique, religieuse et culturelle.
L’héritage espagnol
Véritable carrefour entre islam, christianisme et judaïsme, l’Espagne est dotée d’une culture diversifiée. L’un des grands événements survenus en Espagne fut la présence musulmane entre 711 et 1492; l’al-Andalus a légué quelques joyaux architecturaux telles la mosquée de Cordoue ou l’Alhambra de Grenade, et a fait éclore des penseurs dont le représentant le plus célèbre est Averroës. Aujourd’hui encore, ses commentaires d’Aristote sont parmi les plus réputés et étudiés dans les universités. La culture arabe a également influencé la médecine, les mathématiques, l’astronomie, l’agronomie… et leur influence s’étala en Europe, des textes de tous les domaines étant utilisés par Copernic et Galilée. Ainsi, l’architecture, la littérature et les arts décoratifs se sont «arabisés».
Et comment ne pas citer l’héritage artistique que l’Espagne nous a légué? Les courants qui se sont succédés en Europe ont tous vu naître de grands artistes: El Greco à la Renaissance, Velasquez pour la peinture baroque, et Picasso, considéré comme le père fondateur du courant cubiste. L’écrivain Cervantès, le couturier Cristóbal Balenciaga et le cinéaste Pedro Almodóvar sont d’autres figures ayant chacune une place de choix dans la culture non seulement espagnole, mais européenne.
En septembre 1493, Christophe Colomb débutait la conquête ainsi que la colonisation du Nouveau Monde. Un monde débordant de beauté, de richesses et de civilisation. Quand la mémoire des millions d’Indiens d’Amérique latine se doit d’être honorée, ne serait-ce qu’afin d’éveiller les consciences sur les dangers de la colonisation – qui aujourd’hui encore étouffe cultures et peuplades – il est nécessaire également de rappeler les richesses d’un pays, de lui pardonner. L’Espagne des conquistadors a eu beau être laide, motivée par l’avidité, la Légende Noire n’a plus sa place dans un monde ouvert et curieux.
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