Tour d’horizon de quelques grands prix littéraires – épisode #2
Le Regard Libre N° 48 – Loris S. Musumeci
On l’adore. Sa voix douce et son sens de la nuance illuminent nos dimanches soirs à l’écoute de l’émission radio Le Masque et la Plume sur France Inter. Olivia de Lamberterie, une critique littéraire de renom qui prend la plume pour écrire à son tour. Pas un roman, mais un essai, recueil de souvenirs et de pensées, qui raconte le suicide de son frère Alex, le 14 octobre 2015 à Montréal.
On aurait pu s’attendre de la part d’une critique à ce qu’elle insiste sur le style. En fait, pas du tout. C’est d’ailleurs la dimension qu’elle semble avoir le plus négligée pour son ouvrage. Non pas que ce soit mal écrit, au contraire, mais les mots coulent de source. Ils sont évidents. Elle dit ce qu’elle a à dire, de manière naturelle. Comme si elle nous racontait son frère oralement, dans le face-à-face autour d’un café.
Avec toutes mes sympathies regorge de sincérité. Le lecteur suit tout simplement Olivia de Lamberterie à travers les pages, sans avoir même l’envie de se poser la question du pourquoi et du comment à propos du suicide du frère. L’auteur nous raconte ce qu’elle veut, comme elle veut, et c’est très bien ainsi. On est pris dans ses paroles et on vit avec elle l’expérience tragique qu’elle nous raconte. On assiste à son quotidien, et elle nous partage les petites marches qui font l’escalier de sa vie de critique littéraire, de maman, de femme.
«J’ai pourtant bossé jusqu’à plus soif, mais je suis critique littéraire. Je lis comme je respire, j’ai mes rituels, je commence par la page 66 pour voir si l’ouvrage en vaut la peine, puis je dévore. J’adore cette existence parallèle, cette réalité augmentée. Lire est un endroit idéal pour qui évolue, comme moi, dans un entre-deux. Entre le shampoing antipoux dans les cheveux de mes fils et L’Appel de la forêt. Entre l’ouaté de mon enfance et l’intrépidité de mes choix. Entre mes amies plus jeunes et les hommes plus vieux que j’ai aimés, à force, je ne sais plus quel âge j’ai.»
Evidemment, Olivia de Lamberterie émeut par son témoignage. Non seulement parce que le tragique du suicide y siège en roi sacré et terrifiant, mais aussi parce qu’elle n’a pas écrit un livre à la place de son frère, ni même pour son frère. Il n’est pas réellement question d’un hommage dans la mesure où elle s’adresse à lui dans ses pensées pour essayer de comprendre; tout en acceptant néanmoins, résignée, son geste. Ce livre n’est donc pas un éloge funèbre mais une recherche. Une recherche de consolation pour les moments douloureux, comme l’annonce aux parents.
«J’arrive devant l’immeuble de mes parents. Je pense qu’on va tuer notre mère. Il est neuf heures et demie quand Caroline, Chloé et moi sonnons à la porte. Trois Parques. Maman ouvre et, sur son visage, en accéléré, l’étonnement cède la place à la terreur, et l’une de nous, je ne sais pas laquelle, murmure juste ‘Alex’. Le prénom reste en suspens, se fracasse sur le paillasson, pas besoin d’explication. Notre mère tombe, s’effondre littéralement, papa la rattrape, la porte sur le canapé. Elle se cache le visage, elle ne peut prononcer aucun son, je n’ai jamais vu personne ainsi anéanti par la douleur.»
Une recherche d’authenticité; et le lecteur a de quoi en rire parfois. L’auteur se libère comme on ne se libère que dans des moments de crise, et passe au peigne fin toutes ces expressions et ces attitudes que l’on adopte aujourd’hui par effet de mode ou lorsqu’on ne sait pas quoi dire. Le titre «Avec toutes mes sympathies» donne lui-même à sourire puisque cette expression de condoléances n’est utilisée que par les Québécois. Créant des malentendus et des étonnements; plaçant la légèreté nécessaire à un récit douloureux. En somme, voilà qu’un souffle d’air frais gifle les précautions verbales du politiquement correct en pleine gueule. Merci Olivia!
«Je ne sais pas comment font les gens. Hier, une fille m’a expliqué: ‘Ce week-end, j’envoie les enfants chez mes parents et je m’autorise à faire une formation de tango argentin.’ Mais ne peut-elle pas dire simplement qu’elle a envie de danser? Tout le monde parle comme dans un livre de développement personnel. Tout le monde s’autorise. Prend des cours de yoga. S’estime. Organise des événements participatifs, des dîners végan, des concerts avec les voisins. Se ressource. Moi, je bouffe du gluten et je ne me sens pas appartenir à cette foule cent pour cent bio […] J’ai envie de hurler et de m’engueuler avec le premier venu, de cracher leur bêtise à ces gens qui s’y croient. De balancer ton suicide et un rôti de bœuf bien saignant dans leur gueule végétarienne. Ils me semblent si étranges, ces bien-nourris, affairés à chérir leur intestin comme si la mort n’existait pas. Il sera écolo leur cercueil?»
Une recherche de mots. Pour dire à son frère tout l’amour qu’elle a pour lui. Tout le bonheur que sa présence lui a procuré. Toute l’affection qu’elle a pour sa famille. Pour dire combien Alex était magnifique. Et toute l’acceptation qu’elle ressent pour un geste raisonnablement absurde qui a été le choix d’un homme – son petit Alex – qui devait partir parce que «la vie c’est pas pour moi.»
«Est-il né malheureux, mon frère, ou l’est-il devenu, happé par ses propres malheurs et une existence jugée insupportable, tant sa réalité objective – ‘J’ai tout pour être heureux’ – jurait avec la perception qu’il en avait. Le désespoir sans objet le tuait à petit feu, sa culpabilité nourrissant l’impuissance de jouir de ce qu’il avait construit: un amour durable, une famille harmonieuse et un travail somme toute satisfaisant.»
Ecrire à l’auteur: loris.musumeci@leregardlibre.com
Crédit photo: © Wikimedia CC
Olivia de Lamberterie
Avec toutes mes sympathies
Editions Stock
2018
254 pages