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«Je suis capable de créer une oeuvre très belle», avril 1950 – octobre 19578 minutes de lecture

par Loris S. Musumeci
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Le Regard Libre N° 25 – Loris S. Musumeci

Jours fastes (4/6)

La famille s’agrandit par l’arrivée de Marie-Noëlle, la petite dernière. Et ce n’est pas tout. « Je suis capable de créer une œuvre très belle », le troisième chapitre de Jours fastes, rendant compte du courrier de 1950 à 1957, ouvre la porte à de nouveaux joyaux littéraires. Corinna Bille et Maurice Chappaz échangent toujours davantage sur leurs lectures. Aussi, ils entament une sublime correspondance voyageuse. A savourer sans retenue ; en laissant place aux paroles mêmes des deux écrivains.

La famille, des soucis aux douceurs

« Quel adorable compagnon cet Achille. Pas un instant, il m’embête. Il dort, il mange, il joue, c’est un rêve. Il est toujours content de tout. Aujourd’hui, je l’ai promené le long du bisse jusqu’à Plan-Praz. Quelle joie pour lui de taper dans l’eau avec un bâton, de jeter des petits cailloux, de toucher les réservoirs – Je m’asseyais sur l’herbe et je regardais les touffes bleues de gentianes. Mais sois tranquille, je ne perds pas de l’œil Achille, même si je travaille à côté. Ne t’inquiète pas. »

Après Blaise, l’aîné, la progéniture continue par la naissance d’Achille, en 1948. Ce dernier est accueilli avec moins d’angoisse que le premier. Corinna est désormais rodée. Elle réussit à concilier, avec plus ou moins d’aisance, maternité et écriture.

Il reste que l’artiste a besoin de liberté et de vacances pour s’adonner à son œuvre. Laissant les deux garçons à leur père, elle part se ressourcer dans le sud, au bord de mer. Le Pradet ne la reçoit pas vraiment seule ; Corinna porte déjà en son sein sa première et dernière fille.

« Je pars écouter et regarder la mer, je ne puis m’en lasser.
Notre troisième aura connu le bercement des flots. 
Je t’embrasse avec tout mon amour, mon cher Maurice. »

Malgré l’absence de sa mère, bébé Achille se porte au mieux. Maurice, quant à lui, découvre, sans lyrisme, combien ses enfants lui deviennent infiniment précieux.

« Il veut voir les autos et les bêtes mais il se montre moins audacieux pour les toucher. Je n’ai pas remarqué de fait très saillants dans son existence : il boit, il mange bien, il rit. Je pense toujours que ces puissances du sentiment seront très fortes et qu’il aura sans doute du fil à retordre plus tard. Je ne sais pas pourquoi, je pense quand même que ces enfants seront ma bénédiction. »

La famille est au complet. Comme elle le faisait avec son fils aîné, Corinna mêle les trois enfants au cœur de la correspondance qu’elle entretient avec son mari. Chacun a droit à son propre message pour papa.

« Achille : Ha Papa, Papa Ha !
Blaise : son dernier désir : avoir un phare sur le nez. Sa dernière question : comment on fabrique les sceptres ? 
Marie-Noëlle : papapapapapapapapa »

L’intégration des enfants aux lettres n’est pas qu’innocente et gratuite sympathie. Maurice demeure peu présent. Corinna en souffre. Pour elle, pour ses petits. Son bien-aimé, bien qu’un brin rustre, ne cultive pas les terres de l’indifférence. Sa conscience lui rappelle son rôle paternel, mais encore l’authentique gratitude qu’il doit à celle qui accompagne Blaise, Achille et Marie-Noëlle au quotidien.

« Je t’écris un petit mot : non seulement je tremble mais tu m’apparais tellement royale et douce quand loin de toi, je rentre en moi-même. Je maudis ma propre nature familialement rugueuse, soucieuse alors que je sens de plus en plus que je devrais vraiment tous vous embarquer en croisière autour du monde.
L’éducation des garçons il faudrait vraiment que je m’en mêle de plus près : qu’ils apprennent de la musique, un instrument et des sports.
Je me dis que toi tu leur donnes un très noble rêve et que cela se verra à leur pensée ou à leur allure. »

Partages littéraires

Les parents gardent néanmoins des échanges rien qu’à eux et pour eux, à savoir leur intimité sentimentale et les partages de lecture.

Maurice est plus tourné vers les classiques.

« Je lis une dizaine de lettres de Voltaire chaque soir avant de m’endormir. Elles sont nettes, vives et c’est un fanatique mais de la tolérance. Je pense à ton père et je ris quand il parle des Jésuites et des petits tyrans noirs du pays de Gex. »

Corinna, elle, se nourrit langoureusement d’une littérature davantage alternative.

« Je me suis aussi passionnée pour le nommé Joseph Day, étudiant en Virginie dans Moïra un roman remarquable de Green. Et maintenant, je relis les nouvelles d’Edgar Poë dans la collection de La Pléiade. »

« Ici, comme il n’y a pour ainsi dire pas de vie (sauf celle des enfants) je me plonge dans les rêves et les livres. T’ai-je dit que je me suis enthousiasmée pour Le Vagabond ensorcelé de Leskov ? C’est un très beau livre. J’ai relu aussi Mes apprentissages de Colette car ça m’intéresse. »

Voyages, voyages

C’est la partie la plus riche et envoûtante, dans cette tranche de correspondance, que celle qui fait part des voyages de l’un et de l’autre.

« Ensuite, embarquement pour Marseille, avec une gentille petite Bâloise qui avait très peur de voyager seule et d’être prise pour la traite des blanches !… Quel bonheur intense m’a donné cette nuit-là. Je ne dormais pas. Je regardais les paysages sous la lune, j’écoutais dans les gares cette étrange voix du haut-parleur, ces sonneries … A Valence le délicieux chocolat glacé, puis l’aube rouge sur la plaine d’Arles, enfin les grands pins maritimes, le jour qui se levait sur les garrigues, l’étang de Berre si beau, puis la mer, les bateaux et Marseille. »

Corinna découvre le sud de la France : sa mer, son silence, son peuple…

« Ceux que j’aime sont du peuple, pêcheurs, petits paysans, petits ouvriers, le tout en même temps. Ils sont fervents communistes, d’ailleurs. En automne, ils vont chasser perdrix, lièvres, lapins, dans la grande forêt de Pierrefeu au Massif des Maures. Ils vont à toutes les fêtes (chaque fête dans chaque village ici dure cinq jours) et dansent aussi bien que nos danseurs des fêtes du Rhône ; entre autres, la valse du Midi à petits pas ; la tête m’en tourne quand je les regarde !… C’est terrifiant. Ils croient qu’en Suisse tout le monde a les yeux bleus. Moi, je leur dis que là où j’habite il fait plus chaud qu’ici, qu’il y a des cigales, des figuiers de Barbarie, beaucoup de vignes, mais des montagnes si hautes qu’elles arrêtent tous les nuages. Je ne leur dis pas que les Anniviards leur ressemblent un peu ; ce qui me permet peut-être de si bien les comprendre. »

… sa vie éclatante.

« Hier soir, j’ai écouté un très beau concert de jazz d’une jeune troupe de Toulon qui joue à la radio Monte-Carlo. Certaines choses étaient vraiment très bien. Et les danseurs enfants remarquables. Ils ont joué une vieille rengaine : 

Je cherche après Titine 
Titine oh ! Titine
Je cherche après Titine
Et ne la trouve pas. »

Maurice est appelé par la Sicile. Il s’y rend avec son ami Eric Genevay pour la traduction de textes antiques à éditer.

« Ici aussi c’est bien. Nous logeons dans deux chambrettes sur un toit – terrasse et dès qu’il fait beau nous traduisons Virgile avec le soleil, nous voyons la mer. »

« Je fais le tour de Syracuse le long de la mer. Je regarde sans me lasser les vagues. Un jour de vent nous étions entourés d’écumes blanches. Je regarde les chats errants, des familles toutes seules sur une place dans des fauteuils de paille, des enfants jouant aux piécettes. J’ai vu les pêcheurs trempant leurs filets dans les tonneaux où mijotaient dans l’eau bouillante des écorces de pins pilées. »

La Sicile, un berceau au carrefour des cultures :

« Tout se mêle étrangement le passé et l’avenir : les rocs jetés dans la mer pour protéger l’île sont espagnols ; le château est d’un condottiere grec de l’an mille, les airs que chante une jeune garçon et les manuscrits à la bibliothèque sont arabes, des maisons de la place à l’extrémité de la ville portent le nom d’un merveilleux prince allemand, Frédéric II de Souabe, la belle statue d’une femme est athénienne et les visages de certains hommes du port, carthaginois, africains ainsi que les armoiries d’éléphants, romains les murs où je fume ma cigarette et je ne te parle pas des monuments. »

Une oeuvre très belle

Corinna comme Maurice se débattent pour la création et l’édition de leurs écrits. Dans la douleur, elle doit accoucher la dernière partie de son roman Le Sabot de Vénus. Lui la féconde par un honnête encouragement.

« De la lassitude, de la mélancolie, de l’espoir 
travaille bien chère Fifon (ndlr : surnom de Corinna pour Maurice) aux quelques pages qui te restent de ton livre. Cela sera un grand gain pour ta vie de le réussir. »

« Je veux que tu puisses écrire et que tu aies du bon temps et que de nous deux sortent les vrais livres et les vrais enfants. »

Mais la vie familiale s’impose au travail de la bonne mère.

« Enfin je soigne, je cuisine, je suis sans arrêt en mouvement, sauf quelques moments où j’écris des textes qui me feront gagner un peu d’argent. J’écris toujours avec joie, comme si c’était mon plus grand plaisir, ma façon d’exister, de lutter contre le monde. 
Je t’embrasse bien, les enfants aussi t’embrassent bien. »

En dépit des difficultés toutes particulières à Maurice, perfectionniste, pour achever ses ouvrages, règnent confiance et espérance. Il a mis dix ans à rédiger son opus poétique Testament du Haut-Rhône. Lorsque celui-ci est publié, en 1953, l’écrivain s’engage pour un nouveau parcours, dans les profondeurs du Valais. Il partage à sa douce ces quelques mots :

« mais je te l’ai déjà dit et je le sens toujours vivement je suis capable de créer une œuvre très belle, plus grande que je crois parfois quand je borne mes ambitions au Valais, à la Suisse romande. »

Y investissant le sens même de son existence tout entière.

« Je ressens de la lassitude et la lutte pour un nouveau livre me semble bien la lutte pour la vérité et le droit de vivre en gagnant mal mon existence. »

Le troisième chapitre de Jours fastes se conclut sous l’effigie de cette « lutte », chez Corinna.

« Aussi ai-je décidé, pour me sauver, de reprendre mes écrits, mes livres, et de moins m’inquiéter du reste qui ne me donne que tristesse puisque je suis encore grondée par-dessus le marché.
Voilà, ce qui me redonne du courage.
Marie-Noëlle restera encore quelques jours au Châble.
Reviens dès que tu peux puisque je t’aime, cher Maurice,
Ta Fifon »

Ecrire à l’auteur : loris.musumeci@leregardlibre.com

Image : Maurice Chappaz et Corinna Bille, avec l’un de leurs enfants (© www.cavesa.ch)

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