Tour d’horizon de quelques grands prix littéraires – épisode #2
Le Regard Libre N° 48 – Loris S. Musumeci
«Un soir d’été, ma mère avait fait des pêches au thon que nous avions mangées sur la terrasse en pierre bleue qui donnait sur le jardin. Mon père avait déjà déserté pour s’installer devant sa télé, avec sa bouteille de Glenfiddich. Il n’aimait pas passer du temps avec nous. Je crois que dans cette famille, personne n’aimait le moment où on se retrouvait réunis autour du repas du soir. Mais mon père nous imposait ce rituel, autant qu’il se l’imposait à lui-même. Parce que c’était comme ça. Une famille ça prend ses repas ensemble, plaisir ou pas. C’était ce qu’on voyait à la télé.»
Malgré l’ambiance pesante qui règne en famille, la petite fille de dix ans qui nous raconte l’histoire de La Vraie Vie a une vie assez paisible et heureuse. Elle est bonne à l’école. Elle aime bien jouer avec son petit frère Gilles; et surtout, elle adore quand ils vont s’acheter une bonne glace chez le gentil glacier ambulant, mais attention, sans chantilly, parce que papa l’interdit. Un beau jour d’été, advient un terrible accident. Tout bascule. Papa devient de plus en plus violent; maman de plus en plus soumise; et Gilles change du tout au tout. Il ne sourit plus. La fillette veut alors trouver un moyen pour revenir dans le passé, comme elle l’a vu dans un film, et inverser le cours des événements, pour que Gilles continue à sourire.
La Vraie Vie est le premier roman d’Adeline Dieudonné. Et quel premier roman! La jeune auteur belge inonde la rentrée de son succès totalement inattendu. Avec excellence, habileté, rythme, intelligence et talent, elle nous livre un ouvrage qui raconte le quotidien d’une petite fille de ses dix ans à ses quinze ans, qui évolue dans un monde peu à peu vidé du fantastique qui forge l’imagination des enfants pour entrer dans la vraie vie. Celle des adolescents qui perdent le philtre de l’innocence à leur regard, qui découvrent le désir et voient la mort et la violence se déployer là où on ne la soupçonne pas.
C’est un coup de cœur pour moi qui aurait pu être une catastrophe. Lire le roman à travers le regard d’un enfant aurait pu plonger le texte dans une fausse naïveté, mais ça n’a pas du tout été le cas. Les thématiques féministes auraient pu virer au militantisme, mais pas du tout non plus, parce qu’on ne s’arrête pas au féminisme. Cette fiction est sans idéologie. Conjuguant une langue claire, sensible et belle à la parole d’une fillette qui avance au fil du livre vers l’adolescence, Adeline Dieudonné offre une expérience exceptionnelle. Qu’est-ce que c’est que voir son père frapper sa mère? Qu’est-ce que c’est que perdre l’amitié d’un frère chéri? Qu’est-ce que c’est que ne pouvoir rien dire à sa mère? Le roman ne répond évidemment pas à ces questions mais il nous fait entrer dedans.
Ce qui fait encore de La Vraie Vie un ouvrage génial, c’est qu’il est vraiment complet. Il y a un regard sur l’enfance très réussi, un regard sur le couple très réaliste, mais aussi le passage de l’illusion à la désillusion. Il y a de la fantaisie, de l’humour, de la sensualité prenante, de l’action, du suspens, du social et surtout une vraie histoire. Un livre extrêmement plaisant à lire qui est à l’image du prix du Roman Fnac et du Renaudot des lycéens – deux des quelques prix qu’a remportés Adeline Dieudonné – attribués par des lecteurs amateurs, mais non moins passionnés.
La Vraie Vie est un cadeau. Une histoire qui accompagne et qui ne s’oublie pas. Parce qu’elle est à la fois tellement vraie et tellement fictionnelle; tellement surprenante et tellement banale; tellement touchante et tellement abjecte; tellement littéraire et tellement cinématographique. A lire! Par des adolescents, par des professeurs, des mamans, des vieux, des critiques. Franchement, un livre comme celui-ci fait partie des vrais plaisirs de La Vraie Vie.
«C’est à ce moment-là que j’ai compris. Ça a fondu sur moi comme un fauve affamé, lacérant mon dos de ses pattes griffues. Le rire que j’avais entendu quand le visage du vieux avait explosé, il venait d’elle. La chose que je ne pouvais pas nommer, mais qui planait, cette chose vivait à l’intérieur de la hyène. Ce corps empaillé était l’antre d’un monstre. La mort habitait chez nous. Et elle me scrutait de ses yeux de verre. Son regard mordait ma nuque, se délectait de l’odeur sucrée de mon petit frère.»
Ecrire à l’auteur: loris.musumeci@leregardlibre.com
Adeline Dieudonné
La Vraie Vie
Editions de l’Iconoclaste
2018
266 pages