Les bouquins du mardi – Aude Robert-Tissot
Colombe Boncenne nous entraîne de la proximité touchante d’une chambre d’hôpital à un petit appartement où une jeune documentariste accueille sa mère malade. Petit à petit, tel l’écho du chant d’une sirène, les décors s’élargissent allant des souvenirs lointains de vacances et d’agressions au paysage sombre d’un lourd secret de famille. Un traumatisme qui se heurte contre le mur qu’est l’histoire de l’héroïne. L’écho se retourne alors contre l’héroïne pour la contraindre au silence, jusqu’à ce qu’elle rencontre des sirènes qui s’allient pour chanter avec elle.
Une matinée du mois de mars, lors d’un séjour à Copenhague – au pays de La Petite Sirène – mon chemin a croisé celui d’une Danoise. Elle m’aborde dans un français très approximatif et semble intriguée par ma lecture des Sirènes de Colombe Boncenne. Parlant toutes les deux dans un franglais depuis à peine quelques minutes, je suis surprise lorsqu’elle me demande si je suis féministe. Je lui réponds, interloquée par une telle question, surtout hors de tout contexte, et lorsque je lui demande la raison de cette interrogation, elle glisse un regard vers mon livre et me répond: «les sirènes».
Les sirènes et le féminisme
Quel est le lien entre les sirènes et le féminisme? Faisait-elle référence au fameux conte de La Petite Sirène? Je sors de cette si brève rencontre pleine de questions. J’ai senti que quelque chose entre cette femme et moi s’était passé. Une sorte de solidarité souterraine. C’est comme si elle m’avait insufflé quelque chose de fort, sans rien me dire.
Tant pis si la douceur est un terme trop souvent utilisé pour parler de l’œuvre d’une femme. Car c’est bien avec douceur que Colombe Boncenne nous emmène dans la vie d’une documentariste de radio et de sa mère malade d’un cancer. Tout doucement, elle nous porte dans le sillage du secret, des abus et du sortilège qui semble s’être abattu sur cette famille, comme sur celle de beaucoup d’autres femmes. Le lecteur découvre une île trop longtemps immergée, mais qui refait surface grâce aux voies des sirènes.
Un sentiment qui n’est plus à porter
Il n’est pas question d’un combat de femmes contre les hommes ni d’un manifeste quelconque. C’est l’histoire banale d’une femme habituée à raconter des histoires et qui se retrouve à raconter la sienne. Un écho puissant et sans culpabilité, car ce n’est plus un sentiment à porter. Les voix se sont libérées et ce livre en est la preuve. Même si le chemin reste sinueux, la littérature ne peut que nous aider à le parcourir, portée par un phrasé et une narration finement menés comme celle de Colombe Boncenne.
«Je remuais ma cuillère dans ma tasse sans m’en rendre compte. Selma a posé sa main sur la mienne, pour arrêter le mouvement. Ça ne te met pas en colère? Je ne voyais pas très bien ce qu’elle voulait dire. Je me sentais essorée par ce que je venais de raconter et terrifiée par le fait que cela me terrifiait encore. J’avais peur oui, mais rien à voir avec la colère.
Tu devrais être furieuse.
Contre qui?Contre eux. Tes agresseurs et les autres.
Je me rendais compte que je n’avais jamais vraiment pensé en ces termes. Je me suis détestée, je m’en suis voulue et ces hommes, je les ai craints.
De tout cela, j’ai eu honte.
Je pense que tu devrais nous rejoindre.
Pardon?
Il faut rendre de la dignité à tes paroles et à ton corps, à nos paroles, à nos corps. Il faut inverser les forces. Tu fais partie de notre troupe.
De quoi me parles-tu Selma?
De nous. Nous intervenons partout sans qu’aucune action soit revendiquée, nous sommes innombrables et innomées, nous ne nous réunissons pas, nous nous retrouvons.»
Ecrire à l’auteure: aude.robert-tissot@leregardlibre.com
Image d’en-tête: Statue du sculpteur Edvard Eriksen à Copenhague. La Petite Sirène est inspirée d’un personnage du conte de fées du poète et auteur danois Hans Christian Andersen. Crédit: © Pexels
Colombe Bocenne
Des sirènes
Editions Zoé
2022
208 pages