Les bouquins du mardi – Quentin Perissinotto
S’il y a une chose encore plus fugace et volatile que le succès, c’est notre propre récit de vie. Maintes fois dérobé, continuellement altéré, il est une chimère derrière laquelle nous courons sans cesse afin de nous réapproprier notre destinée. Le livre de Lolita Pille se situe à la croisée des ombres, au carrefour de ces traques; il dénoue les fils de la mue pour tisser la toile d’une introspection aussi méticuleuse que sensible. Lolita Pille se retourne sur son chemin et contemple son passé, en portant en arrière un regard acéré sur sa jeunesse et son adolescence.
A lire les articles et à écouter les émissions, le livre de Lolita Pille aurait une vocation: celle de revenir sur le succès de son premier roman, Hell, afin de révéler le véritable visage de son auteure et ainsi balayer les faux procès médiatiques qui suivirent sa parution. Rectifier un pur emballement littéraire. Si elle écrit qu’elle a «fixé en elle [l’héroïne de Hell] les vents violents qui avaient dispersé [s]on adolescence», ce livre ne saurait toutefois se résumer à une simple entreprise de démythification: il est bien plus que cela. Et pour cause, moins d’une vingtaine de pages pour passer en revue sur Hell et les controverses médiatiques de sa sortie, qui plus est en fin d’ouvrage, c’est très maigre pour en faire la thématique centrale. Lolita Pille se sert plutôt de cet épisode pour questionner son passé, dans son entièreté et dans ses aspérités.
L’adolescence de Lolita Pille n’a de nom que le titre de ce livre
Une adolescente est à la fois météorite, car il s’agit de la rencontre des rêves qui s’entrechoquent avec la réalité, produisant alors des débris et des cendres encore fumantes sur lesquelles ce livre est construit; et météore, car il est le spectre lumineux des métamorphoses. Dans ce livre, Lolita Pille revient sur ces années de lycée dans une petite ville de la banlieue parisienne, années durant lesquelles elle cherche sa place et se cherche elle-même. Aussi, pour trouver sa route, elle s’échappe. Non pas par désorientation, mais par appétit. Sa quête est alors une longue fugue, une succession de dérives. Toute la nuit, elle erre dehors avec les garçons de la cité, goûte aux lumières criardes des boîtes de nuit ou assiste aux règlements de comptes et aux deals mal ficelés. La jeune Lolita essaie de rassembler les pièces d’un monde qui vole en éclats. A ces déflagrations s’ajoutent un viol, puis un avortement. L’adolescence de Lolita Pille n’a de nom que le titre de ce livre.
«Il y aura bientôt vingt ans, j’ai écrit un roman qui ressemblait à une autobiographie, alors que je n’aimais même pas l’autofiction. Et voilà que j’achève une autofiction qui ressemble à un roman pour dire toute la vérité que je n’avais pas écrite, espérant que l’original vaincra enfin le double qui m’a longtemps emprisonnée et m’en libérera.»
Ce livre, quel est-il finalement? Il n’est pas un roman d’apprentissage, car la quête est diffuse et change sans cesse, à l’instar de l’identité. Il n’est pas non plus un essai, puisque son vrai moteur est la narration. Une autobiographie? Non plus. Ou plutôt, ce livre est un peu tout cela à la fois, car Lolita Pille essaie de saisir le passé dans toute sa mouvance pour s’interroger sur son ancrage présent, sur ce qu’elle est devenue, sur son rapport au monde et à la société. Elle racle les décors d’antan pour y lire son existence dans les cernes du vieux bois. Une adolescente raconte le refus des étiquettes, alors pourquoi en apposer une sur ce texte? A choisir, préférons le terme utilisé par l’auteure elle-même: celui d’autofiction. Ses contours imprécis, sa forme hybride et délicatement élidée se confondent à merveille avec la vie de Lolita Pille.
Une écriture qui fragmente la pensée et dissèque l’hypocrisie
Lolita Pille rappelle, à travers la narration de sa propre histoire, que rien n’est linéaire dans la construction d’une personne. Les différentes strates comme des obus qui s’entrechoquent; des rencontres, des lieux, des expériences qui se déposent parfois avec douceur, souvent avec fracas et qui forment notre être. L’agencement des parties de cet ouvrage illustre un certain cheminement: au commencement était l’interrogation (I. L’incomprise), puis très vite arrive le déboussolement (II. Un monde sans ordre), auquel succède la réappropriation de sa vie (III. Je ne suis plus une victime), pour finalement se conclure par une mise au point (IV. La diffamation).
Des années après des violences de toutes formes, Lolita Pille se penche sur son passé et possède maintenant les armes pour l’appréhender. «Pour raconter ce qui m’est arrivé, j’ai dû d’abord le comprendre moi-même», déclare-t-elle au micro de la RTS[1]. Grâce au féminisme notamment, qui plus que d’être un outil d’analyse, lui a permis de reprendre le contrôle sur son histoire, de l’éventrer et de l’autopsier sous nos yeux à travers tous les mécanismes de réflexion qu’elle a désormais et qu’elle n’avait pas à l’époque. C’est un véritable travail d’écrivain qu’elle réalise: alors que la vie pulsait dans toute la fureur de son injustice dans Hell, elle s’est à présent presque tue et devient connaissance de soi.
«Ayez toujours soin de créer les anges et les dieux à votre image. Et les démons et les monstres à celle des autres. Il vous sera loisible de les tuer et les violenter sans difficulté morales, avec le Bien qui vous souffle dans le dos, sous les applaudissements de la communauté.
A chaque sexe ses ailes.»
Lolita Pille glisse un scalpel sur notre société pour en extraire les hontes qu’elle fabrique afin de les disloquer, pièce par pièce, préjugé par préjugé, d’une écriture tranchante de clairvoyance, limpide de sincérité: «Notre civilisation utilise deux sortes de filtres: le romantisme et la pornographie. Ils marchent comme ces mouvements de caméra appelés travelling arrière et zoom avant. Le romantisme éloigne l’œil: flou des organes génitaux. La pornographie rapproche l’œil: flou des âmes.» Par petites touches sulfuriques, sa plume fragmente la pensée, dissèque l’hypocrisie, cherche les embrasures et fouille les fêlures. Elle tâtonne tout en grattant, mais perce de larges sillons qui formeront sa vérité. Lire Lolita Pille c’est valser sur l’éther et se laisser porter par un style aussi céleste qu’éloquent, c’est se laisser guider par la lumière de ses métaphores et se faire transpercer par les flèches de la réalité.
Ecrire à l’auteur: quentin.perissinotto@leregardlibre.com
Crédit Photo: © Quentin Perissinotto pour Le Regard Libre
[1] Emission Vertigo du 25 janvier 2022
Lolita Pille
Une adolescente
Editions Stock
2022
283 pages