Avec Harlem Shuffle, le romancier américain Colson Whitehead livre le récit d’un commerçant noir d’Harlem en proie aux démons de son quartier. Haletant.
Après Underground Railroad (2017) et Nickel Boys (2020), Colson Whitehead, deux fois lauréat du prix Pulitzer, continue de s’intéresser à la condition des Afro-Américains au pays de l’Oncle Sam. Mais cette fois-ci, la forme change. Fini, le décor de la guerre de Sécession. Terminées aussi, les écoles sordides. L’auteur nous emmène loin de tout cela. Destination Harlem. Ce quartier new-yorkais, haut lieu de la communauté noire américaine, est le véritable sujet de cet ouvrage hybride, à la fois roman d’apprentissage et roman policier.
Bienvenue à Harlem!
Imitant les Balzac avec Rastignac ou Stendhal avec Julien Sorel, Colson Whitehead crée un personnage qui nous emmène dans le Harlem des années 60. C’est avec cet observateur privilégié de la société américaine que le lecteur peut découvrir le quotidien des Afro-Américains à cette époque, entre criminalité, discriminations et labeur.
L’observateur en question se nomme Ray McCarney, alias «Carney», directeur et propriétaire d’un magasin de meubles à Harlem. Fils de «Big Mike» Carney, un criminel connu au sein du quartier, le protagoniste aspire à mener une vie exemplaire et à développer son commerce. Entre sa vie privée – avec une belle-famille qui ne l’apprécie guère – et son magasin, la vie du héros relève de l’ordinaire. Quelques magouilles par-ci par-là, notamment la revente de biens volés, viennent mettre un peu de beurre dans ses épinards. Mais Ray a un cousin, Freddie, qui se met tout le temps dans le pétrin. Ledit cousin, désireux de gagner quelque pécule, veut embrigader Carney dans un casse: celui de l’Hôtel Theresa. Manque de pot, le braquage vire au fiasco. Pourchassé par le gangster au look «pimp» Miami Joe, Carney va devoir se démener pour s’en sortir indemne.
Plus que l’histoire d’un casse réussi qui vire à la course-poursuite, c’est l’histoire de Carney et de son ascension au sein de la société harlémoise qui nous est contée dans ce roman en trois parties. Si la première partie se concentre sur le vol de l’hôtel Theresa, les deux autres parties – qui prennent place à quelques années d’intervalle – voient Carney se venger du président noir d’un club de bourgeois huppés, le «Dumas Club», et se tirer encore d’un mauvais coup orchestré par Freddie. Ça va vite, ça bouge, ça part en tous sens. C’est ça, Harlem.
Personnage attachant, Carney s’avère un fin observateur de son milieu. Dans ce quartier new-yorkais de la fin des années 50, il subit les discriminations liées à sa couleur de peau, les rivalités entre uptown et downtown. Dans la dernière partie de l’ouvrage, qui prend place en 1964, il assiste d’ailleurs aux émeutes d’Harlem, après l’assassinat d’un jeune Noir américain par un policier blanc. Ce qui, au vu de la date à laquelle a été écrit l’ouvrage, n’est pas sans rappeler les émeutes qui ont suivi la mort de George Floyd. C’est dans ce dialogue, entre le présent et le passé, qu’il convient de lire ce récit. Mais Colson Whitehead n’est pas dupe: le portrait qu’il dresse du quartier et, par extension, de New York et de la société américaine n’est pas idyllique.
«Le jour où son fils serait en âge de contribuer à l’entreprise familiale (et pas seulement en jouant les magasiniers, comme Carney à ses débuts), les graines qu’il était en train de semer au Dumas Club auraient germé et donné des fruits. Certes, il trahissait certains de ses principes, une philosophie qui lui imposait de réussir en dépit – et au mépris – de cette catégorie d’hommes. Les Leland et leur condescendance, les Alexander Oakes et leur cortège de toutous dociles. Mais l’époque avait changé. La ville évoluait sans répit, et ceux qui ne suivaient pas le mouvement restaient en carafe. Le Dumas Club devait s’adapter, Carney aussi.»
La théorie de la «circulation des enveloppes»
«Une enveloppe est une enveloppe. Une seule personne perturbe sa circulation, et c’est tout le système qui s’écroule», peut lire le lecteur en exergue de la deuxième partie du roman. Si la lutte pour les droits civiques est bel et bien un thème majeur du roman, cela n’occulte en rien le fait que l’auteur décrit Harlem – au travers des pratiques de certains personnages, de leurs discours – comme un lieu où règne la corruption. Policiers et malfrats réclamant leurs enveloppes aux «honnêtes» commerçants, familles graissant la patte de certains politiques pour obtenir des permis… Dans ce quartier de New York, tout est permis pour triompher. Surtout si l’on veut monter en grade dans l’échelle locale. Un choix auquel Ray sera d’ailleurs confronté au cours du récit.
Cette théorie de la «circulation des enveloppes», serinée par plusieurs personnages durant la deuxième partie, met en lumière l’économie parallèle qui a pris place à Harlem, ainsi que son autre facette. Une face que Carney lui-même découvre, lorsqu’il intègre – de manière peu orthodoxe – le monde des malfrats. Passant dans différents cafés ou bars, le héros découvre que ceux-ci sont en réalité, sous leurs airs anodins, des lieux où se rassemblent malfrats et criminels. A ce sujet, force est de constater que l’histoire, bien qu’intrigante, comporte un trop grand nombre de personnages, ce qui tend à rendre la lecture difficile – certains n’apparaissant que quelques lignes. Sans cela, nous aurions affaire à un roman parfait.
Ecrire à l’auteur: ivan.garcia@leregardlibre.com
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Colson Whitehead
Harlem Shuffle
Traduction de Charles Recoursé
Albin Michel
2023
432 pages