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Quand Eugène règle ses comptes avec Nicolae Ceaușescu8 minutes de lecture

par Ivan Garcia
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Dans une lettre adressée au dictateur roumain, l’auteur retrace sa relation avec cette ombre qui a plané sur son existence et son parcours de migrant. Un témoignage marquant, entre le texte théâtral et la lettre ouverte.

«Relativement tôt, je me suis rendu compte que mes souvenirs, mon enfance, toute ma vie d’avant, appartenaient au Jurassic Park communiste, disparu et enterré avec l’idée de la Yougoslavie», écrivait Velibor Ćolić dans son récit Jésus et Tito. Natif de Bosnie-Herzégovine, à l’époque où celle-ci faisait partie de la Yougoslavie, Velibor Ćolić a passé son enfance – comme le titre du récit l’indique – entouré des images de Tito, le dictateur communiste, et de Jésus, avant de déserter les rangs de l’armée bosniaque, en 1992, pour émigrer en France.

L’une des caractéristiques des régimes totalitaires consiste en l’instauration d’un culte de la personnalité autour du chef charismatique. Endoctrinement de la population, lectures de textes écrits par les dictateurs, affiches de propagande les représentant en surhommes… Les outils manipulatoires s’avèrent nombreux et efficaces pour conditionner les habitants d’un pays dirigé d’une main de fer. L’auteur de Jésus et Tito, à l’instar d’autres écrivains ayant vécu à peu de choses près dans les mêmes conditions, revient sur son passé pour raconter comment, d’une manière ou d’une autre, le dictateur yougoslave faisait partie intégrante de sa famille et de sa vie. Et ce, dès l’enfance.

Regard vers le passé

Dans la même veine d’un retour vers le passé, plus spécifiquement d’un échange avec une figure qui a marqué son existence, l’écrivain vaudois d’origine roumaine Eugène – Eugène Meiltz de son nom complet – publie Lettre à mon dictateur aux Editions Slaktine. Après La Vallée de la Jeunesse (La Joie de Lire, 2007) et Le mammouth et le virus (Slatkine, 2020), l’auteur continue de nous ouvrir les portes de sa vie en adressant une lettre ouverte à «Nicolae». Un homme qui n’est autre que le dictateur roumain Nicolae Ceaușescu, aussi surnommé «Le Danube de la pensée» ou le «Conducător».

Au moment d’écrire cette lettre, Eugène a 52 ans. Arrivé en Suisse à l’âge de six ans, venant rejoindre ses parents qui ont réussi à fuir le régime communiste roumain – épisode narré dans la lettre – l’auteur y a construit sa vie, ses expériences, ses amours, ses amitiés. Mais, malgré la distance temporelle et géographique, Eugène n’a cessé de dialoguer avec ce dictateur qu’il a fui ou d’être assimilé à la Roumanie. Un pays avec lequel il entretient des rapports ambigus, entre l’attachement et l’étrangeté, et qu’il visite à plusieurs reprises lors de différents moments de son existence.

L’ouvrage, qui prend la forme d’une lettre, est une longue adresse à ce «Nicolae» que l’auteur n’hésite pas à tutoyer, à interroger, à interpeller, à moquer et même à remercier. Sous l’apparence d’un monologue théâtral, cette Lettre à mon dictateur intègre d’autres formes littéraires: narration d’épisodes historiques, un télégramme, des dialogues, des lettres ouvertes, et même une courte pièce de théâtre, intitulée Le procès des époux Ceaușescu. Tragicomédie en un acte.

Mais pour quelle raison écrire ce livre et, à plus forte raison, pourquoi maintenant? L’auteur débute son texte par une sorte de bilan (sur sa vie, son œuvre…). Un bilan cyclique que l’on trouve, exposé de manière plus détaillée, à la fin de l’ouvrage et qui vient compléter et clore le récit.  Au début de celui-ci, Eugène revient sur les liens qui l’attachent à Nicolae et évoque une certaine «dette» qu’il a à l’égard du dictateur. Cette lettre est donc, pour l’auteur, un moyen de régler ses comptes avec le tyran roumain, mais aussi une manière pour l’écrivain de mettre par écrit son parcours en le liant à l’histoire. Et, en définitive, l’occasion pour Eugène de se dévoiler, tel un acteur de théâtre, face aux lecteurs.

«Je suis devenu quelqu’un que tu n’aurais sans doute pas apprécié. Mes histoires évoquent l’absurdité du monde. J’adore l’ironie et je considère l’autodérision comme salutaire. Bref, je mets un point d’honneur à ne rien avoir en commun avec toi. Pourtant, je te dois quelque chose. J’ai une dette. Dérangeante et irritante.»

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Lettre ouverte et histoire

Lettre à mon dictateur se révèle un ouvrage hybride: à la fois correspondance intime entre l’auteur et un disparu, le dictateur Ceaușescu, et dévoilement (et adresse) de cette correspondance à un public plus large (les lecteurs). En son sein, l’auteur retrace certains grands événements historiques de la Roumanie tels que la visite de Charles de Gaulle durant les événements de mai 68 en Roumanie, la révolution roumaine de 1989, l’affaire des charniers de Timișoara…

On apprend, entre autres, qu’au cours de l’année 1989, Nicolae Ceaușescu a reçu plusieurs lettres ouvertes émanant de politiciens, du poète Dan Deșliu et d’autres encore critiquant le régime. La particularité de ces missives, outre d’être interdites et censurées dans un pays communiste, était qu’elles étaient lues sur Radio Free Europe (basée à Munich, en Allemagne de l’Ouest, à l’époque). Ce qui souligne la spécificité de ces écrits (et de l’ouvrage de l’auteur): des lettres rédigées pour être lues… à voix haute. Comme pour clamer haut et fort ce qui est tu sous la dictature.

«Des vétérans de la politique, un poète, des anonymes: décidément, ma lettre à mon dictateur n’est pas la première. Ma démarche s’inscrit dans une espèce de tradition. Je m’incline devant le courage de mes prédécesseurs. Ils t’ont écrit de ton vivant et donc ont risqué leur peau.»

Le rapport à la langue

L’une des thématiques marquantes de l’ouvrage s’avère le rapport à la langue. L’auteur, dont la langue première est le roumain, a appris le français devenu sa «seconde langue maternelle» et a francisé son prénom. Cette langue française, «la langue de Charles de Gaulle», se retrouve d’ailleurs dans la bouche du père, lors de son entretien avec le fonctionnaire de police pour obtenir le droit d’asile. Une langue dans laquelle l’auteur s’exprime et prend la plume.

«La France adore les étrangers qui parlent français», écrit Eugène dans sa lettre à propos de la couverture médiatique dont les événements de la révolution roumaine ont bénéficié de la part des chaînes françaises. Les Roumains, s’il faut le mentionner, sont un peuple francophile et ses rapports avec la France s’avèrent étroits. Que l’on se souvienne de Tristan Tzara, Eugène Ionesco, Emil Cioran ou encore Dumitru Tsepeneag – pour n’en citer que quelques-uns.

Dans son rapport avec ses langues, l’auteur navigue entre deux fleuves identitaires: en Roumanie, sa maîtrise de la langue d’Eminescu le rend suspect aux yeux des autochtones; en Suisse, on le renvoie sans cesse à son «identité» roumaine – notamment les camarades de classe de son enfance qui amalgament Eugène et la dictature de Ceaușescu. Ces deux langues, à la fois liens familiaux et sociaux, s’avèrent fondamentales dans le parcours de l’auteur et l’histoire de ses parents.

Avec Lettre à mon dictateur, Eugène se met à nu et solde son histoire avec Nicolae Ceaușescu. Un témoignage riche et poignant qui peut-être, comme La Vallée de la Jeunesse, pourrait être adapté pour la scène afin de continuer à suivre les précurseurs qui ont inspiré cet exercice. Libérer la parole pour régler son compte à la censure.

«[…] le 6 juillet de la même année [1978] le Département de l’intérieur du canton de Vaud a attesté mon acquisition de la nationalité suisse. Désormais, j’étais originaire de Lausanne. Dans la foulée, j’ai changé mon prénom. Avant j’étais “Eugen”. C’était mon prénom roumain. Mais c’était également de cette façon que s’écrivait mon prénom en allemand. Ce qui m’embêtait. Je n’avais rien contre la langue allemande, mais je n’avais pas envie que l’on pense que j’étais né à Zurich, Stuttgart ou Bümplitz. Le français était ma seconde langue maternelle. Raison pour laquelle, je suis devenu officiellement “Eugène” avec un accent grave et un “e” final.»

Crédit photo: © Erich Westendarp de Pixabay 

Ecrire à l’auteur: ivan.garcia@leregardlibre.com

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Eugène 
Lettre à mon dictateur
Editions Slaktine 
2022 
190 pages 

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